Bulletins de l'Ilec

Une “compliance” acclimatée - Numéro 445

01/11/2014

Une douzaine d’années après les premières dispositions légales qui ont obligé certaines entreprises à se doter de programmes de conformité, ceux-ci étendent leur empire toujours plus loin au-delà du domaine qui les a vus apparaître, le droit de la concurrence. Entretien avec Jean-Christophe Grall, avocat à la cour de Paris, Grall & Associés

Est-ce l’influence du droit anglo-saxon qui a amené des entreprises françaises à la mise en place de programmes de conformité ?

Jean-Christophe Grall : La loi Sarbanes-Oxley de juillet 20021 s’applique à toutes les entreprises, américaines ou étrangères, dès lors qu’elles sont cotées aux États-Unis ; or certaines entreprises françaises ont une double cotation, française et américaine (Alcatel-Lucent, Sanofi, Total), ce qui les a contraintes à se conformer aux dispositions légales américaines.

Ce décalage entre le droit américain et le droit français n’a toutefois guère duré, puisque dès 2003 la France adoptait la loi de sécurité financière dite loi Mer2, concernant également les sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé, qui dépassait même la loi américaine par son étendue. En effet, si les dispositions américaines et françaises ont les mêmes objectifs, accentuer la responsabilité des dirigeants, renforcer les contrôles en interne et diminuer les sources de conflits d’intérêts, la loi de sécurité financière « n’a pas limité cette notion [de contrôle interne] à son volet financier, au contraire de l’approche retenue dans la section 404 de la loi Sarbanes-Oxley. La LSF se place dans une perspective plus exhaustive, impliquant une analyse de la gestion des risques à tous les niveaux dans l’entreprise »3.

Y avait-il un programme de conformité chez Lehman Brothers ?

J.-C. G. : Oui ; toutefois, il est utopique de penser qu’un programme de conformité garantit une protection indéfectible face aux problèmes qu’il est censé couvrir (fiscaux, boursiers, financiers, etc.). Il conviendrait d’analyser dans quelle mesure le programme de Lehman Brothers n’a pas joué son rôle ; il aurait dû prévenir la faillite, ou à tout le moins permettre une détection suffisamment tôt de la situation pour gérer au mieux les conséquences. Enfin, il ne faut pas oublier les nombreux exemples – moins médiatiques, certes – d’entreprises qui ont pu prévenir des risques et économiser des amendes, procès, etc., grâce à des programmes de conformité.

L’exigence de programmes de conformité est-elle surtout le fait d’entreprises matures et disposant d’actifs immatériels – comme les marques – exposés aux risques de réputation ?

J.-C. G. : Pas nécessairement. Certains programmes de conformité sont obligatoires du seul fait que l’entreprise est cotée (cf. loi de sécurité financière), peu importe son activité. Ensuite, il convient de distinguer non pas un mais plusieurs programmes de conformité, en fonction de l’activité et de la taille e l’entreprise ; il existe une multitude de programmes possibles pour couvrir les risques fiscaux, boursiers, financiers, de sécurité des personnes et des produits, de santé, de protection de l’environnement ou d’application et de respect des règles de concurrence. Ainsi, Danone n’a certainement pas le même programme de conformité qu’une PME locale, ou que la Société générale, du moins pour la sécurité des personnes et des produits ou la protection de l’environnement.

L’instabilité réglementaire et le risque juridique afférent ont-ils contribué à favoriser le recours aux programmes de conformité dans les entreprises ?

J.-C. G. : En matière de concurrence, il est discutable de considérer qu’il existerait une « instabilité réglementaire » : l’interdiction des ententes illégales remonte en France à 19454 et dans l’Union européenne à 19575 ; le plafond des amendes, qui s’élève à 10 % du chiffre d’affaires mondial hors taxes consolidé du groupe, n’a pas changé depuis plus de treize ans en France6 et douze dans l’UE7 ; les autorités françaises et européennes ont publié des lignes directrices afin d’expliciter autant que possible, mais en conservant un caractère incertain donc dissuasif, leurs modes de calcul des amendes8.

Il est vrai que l’adoption des programmes de clémence en France et dans l’UE9 a considérablement augmenté le risque de découverte des cartels secrets. Il existe une insécurité grandissante pour les entreprises qui participent à des pratiques anticoncurrentielles : en plus du risque de détection par une autorité de concurrence se présente désormais le risque de dénonciation par un coauteur de l’infraction.

Les autorités de concurrence n’hésitent plus à infliger des sanctions de montants élevés (sans parler, en France, des actions de groupe prévues par la loi Hamon du 17 mars dernier, qui vont permettre de demander réparation d’un dommage anticoncurrentiel). Il est ainsi commun de voir la Commission européenne infliger des amendes dont le montant total dépasse le milliard d’euros (1,71 milliard à Deutsche Bank, Société générale, RBS, UBS, JP Morgan, ayant participé à des cartels dans le secteur des produits dérivés de taux d’intérêt en décembre 2013). L’Autorité de la concurrence est également l’un des régulateurs les plus actifs (et craints) : en 2012, elle avait prononcé des décisions de sanctions pour un montant total de 540 millions d’euros.

L’Union européenne et les autres autorités de la concurrence partagent-elles les principes et critères de conformité exprimés en France par l’Autorité de la concurrence dans son document-cadre e 2012 ?

J.-C. G. : Sans entrer dans une comparaison des programmes de conformité de toutes les autorités nationales de concurrence, on note que la Commission promeut la mise en place de tels programmes afin d’« anticiper les problèmes au lieu d’attendre leur apparition pour les régler, en définissant par écrit une stratégie sur mesure adaptée à leur situation particulière ». Elle ajoute que le programme de conformité devra être clair, formulé « simplement et dans toutes les langues de travail de l’entreprise », et que le personnel dirigeant doit le « rendre accessible à l’ensemble du personnel », rappeler les règles de concurrence et les risques de sanctions. Elle invite à ce qu’un responsable du programme de conformité soit désigné dans l’entreprise et que des formations soient organisées. Pour autant, la Commission ne recense pas les critères devant figurer dans le programme, Bruxelles considérant qu’il faut agir au cas par cas.

L’Autorité de la concurrence, elle, dresse dans son document-cadre une liste des éléments qui doivent, en toute circonstance, figurer dans un programme de conformité : « une prise de position claire, ferme et publique des organes de direction et plus généralement de l’ensemble des dirigeants et mandataires sociaux » au sujet du respect du droit de la concurrence ; « l’engagement de désigner une ou plusieurs personnes chargées au sein de l’entreprise, ou de l’organisme, du programme de conformité » ; « l’engagement de mettre en place des mesures effectives d’information, de formation et de sensibilisation » ; celui de « mettre en place des mécanismes effectifs de contrôle, d’audit et d’alerte, dans le respect du droit du travail » ; de « mettre en place un dispositif effectif de suivi comprenant (…) une procédure de traitement des demandes de conseil, d’examen des alertes et d’analyse des suites à donner ; [et] l’existence d’un ensemble de sanctions ». Ainsi l’Autorité procède de manière plus directive, alors que la Commission est moins précise et prescriptive.

En quoi l’Autorité de la concurrence prend-elle en considération la taille de l’entreprise pour apprécier l’existence et la qualité d’un programme de conformité lorsqu’elle sanctionne ?

J.-C. G. : La taille de l’entreprise est l’un des éléments d’individualisation lors du calcul de l’amende. Dans l’affaire du Plavix (dénigrement à l’encontre des génériques de Plavix, 40,6 millions d’euros d’amende, mai 2013), l’Autorité a augmenté le montant de l’amende de 50 % à l’encontre de Sanofi, en considération de la puissance économique de ce groupe pharmaceutique. Quant à la prise en compte de l’existence d’un programme de conformité, elle considère qu’il ne change rien à la réalité de l’infraction, qu’il est sans incidence sur sa gravité et sur l’importance du dommage qu’elle peut avoir causé à l’économie. Le document-cadre indique que l’existence d’un programme de conformité ne mérite pas d’être prise en considération « dès lors qu’il n’a pas empêché l’infraction d’advenir »10.

Néanmoins l’article L. 464-2 III du Code de commerce permet à l’Autorité de réduire la sanction pécuniaire pour tenir compte du fait qu’une entreprise ne conteste pas les griefs qui lui ont été notifiés, et d’accorder une réduction supplémentaire lorsque l’intéressé s’engage à modifier son comportement. Ainsi, les entreprises qui s’engagent à mettre en place un programme répondant à ces bonnes pratiques ou à améliorer un programme de conformité existant peuvent se voir accorder une réduction de la sanction encourue, jusqu’à 10 % de celle-ci. Cette réduction s’ajoute à celle de 10 % liée à la renonciation à contester les griefs et à celle de 5 % pouvant être accordée au titre d’autres engagements.

En cas de sanction, un programme de conformité peut-il être retenu comme un facteur ggravant ?

J.-C. G. : L’Autorité a précisé dans son document-cadre qu’elle ne considère pas l’existence d’un programme de conformité comme une circonstance aggravante en cas d’infraction, même s’il s’avère que ce sont des mandataires sociaux ou des dirigeants qui ont participé à l’infraction, en dépit de leur engagement « personnel » de respecter les règles de concurrence et de soutenir le programme de conformité de l’entreprise11. Dans cette hypothèse, l’Autorité estime que ce type de situation justifierait plutôt la mise en jeu de la responsabilité pénale des intéressés12, le cas échéant, telle que prévue par l’article L. 20-6 du Code de commerce, qui prévoit une peine d’emprisonnement de quatre ans et une amende de 75 000 euros à l’encontre de toute personne qui aurait pris « frauduleusement une part personnelle et déterminante dans la conception, l’organisation ou la mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles] ».

En 2008, le Conseil de la concurrence observait que l’anonymat n’était pas assez garanti, dans les entreprises, aux dénonciateurs de manquements (à la conformité). Qu’en est-il aujourd’hui ?

J.-C. G. : L’État des lieux et perspectives des programmes de conformité du 5 septembre 2008 auquel vous faites référence notait effectivement qu’à l’époque (§19) « bien qu’un système de protection soit en place pour les employés signalant des soupçons de conduite non conforme, l’absence de toute possibilité d’anonymat pour les employés en France fait que le système d’alerte sera probablement moins efficace ». Il ajoutait : « Même si les entreprises traitent les dénonciations anonymes sérieusement, sans garantie que l’identité du dénonciateur ne sera connue que des personnes chargées de l’enquête le système ne serait pas aussi efficace. » La Cnil signalait par ailleurs que l’instauration de l’anonymat pourrait conduire à des dénonciations calomnieuses, tout aussi néfastes au climat social. Dans son document-cadre de 2012, l’Autorité de la concurrence ne s’est pas attardée sur le caractère anonyme des dénonciations.

Y a-t-il toujours en France des réticences ou obstacles légaux à la protection des lanceurs d’alerte dans le cadre de programmes de conformité ?

J.-C. G. : Culturellement, oui, il existe une réticence qui dépasse le cadre propre des programmes de conformité : en France, le droit (et ses acteurs, juristes ou avocats) n’est pas (pas encore ?) considéré comme une opportunité ou un instrument stratégique, mais plutôt comme une contrainte. En ce sens, il ne serait pas surprenant que les programmes de conformité, en ce qu’ils impliquent la dénonciation de comportements illégaux, soient toujours perçus comme des instruments dilatoires. Pourtant, l’Autorité de la concurrence formule en des termes simples et convaincants les principaux avantages d’un programme de conformité : « l’incitation à adopter une stratégie et un comportement efficaces sur le marché, [permettant à l’entreprise] de s’affirmer grâce à des mérites supérieurs à ceux de ses concurrents », d’une part, et la possibilité de « diminuer son exposition au risque de commettre une infraction aux règles de concurrence, d’autre part »13.

Concernant la protection des lanceurs d’alerte, l’Autorité s’est engagée, dans son programme de clémence de 2009, à ne pas transmettre au parquet un dossier dans lequel des personnes physiques, appartenant à l’entreprise qui a bénéficié d’une exonération de sanctions pécuniaires, seraient susceptibles de faire aussi l’objet de telles poursuites. Mais cette protection est limitée au premier arrivé, et son bénéfice est incertain au moment de la demande de la clémence.

Faut-il que la loi reconnaisse un « privilège légal » (protection de la confidentialité) pour les juristes ou avocats d’entreprise, voire les responsables éthiques ou déontologues, en vue de faciliter la mise en œuvre des programmes de conformité ?

J.-C. G. : Cela aurait un impact positif, c’est indéniable. Mais il existe d’autres possibilités : il suffit que les personnes qui souhaitent remonter des comportements à risque puissent le faire de manière anonyme, même si cela peut occasionner des abus. En outre, même si les juristes ou avocats d’entreprise ne peuvent bénéficier de par leur fonction de la protection de la confidentialité, la jurisprudence européenne « Akzo » reconnaît déjà la protection du legal privilege aux documents préparatoires rédigés par l’entreprise en vue d’un échange avec son conseil externe, alors même que ces documents n’auraient pas été adressés ou envoyés au dit avocat : il suffit qu’ils aient été rédigés exclusivement dans le but d’obtenir un avis juridique d’un avocat indépendant dans l’exercice des droits de la défense.

Si les codes de conformité sont assortis de sanctions en interne pour les contrevenants, est-il encore fondé de parler de « soft law » ?

J.-C. G. : Un code de conformité doit, selon le document-cadre de l’Autorité de la concurrence, prévoir des sanctions disciplinaires applicables en cas de violation des règles de concurrence, des sanctions « effectives et proportionnées à la situation individuelle et au comportement de l’intéressé »14. Au-delà de la discussion sémantique sur la soft law, est-il anormal de sanctionner disciplinairement une personne qui a enfreint la loi dont elle est supposée connaître l’existence et pour laquelle elle avait été sensibilisée lors de formations dans l’entreprise ?

1. Sarbanes-Oxley Act, 30 juillet 2002, To protect investors by improving the accuracy and reliability of corporate disclosures made pursuant to the securities laws, and for other purposes.
2. Loi n° 2003-706 du 1er août 2003.
3. La Loi de sécurité financière : un an après, rapport d’information n° 431 de Philippe Marini, commission des Finances, déposé le 27 juillet 2004.
4. L’interdiction des ententes a été instaurée par le décret n° 53-704 du 9 août 1953 relatif au maintien ou au rétablissement de la libre concurrence industrielle et commerciale. Ce décret insère dans le Livre III de l’ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 relative aux prix une section IV qui prohibe les ententes (article 59 bis). L’article 3 de la loi de finance rectificative n° 63-628 du 2 juillet 1963 étend cette interdiction aux abus de position dominante.
5. Articles 85 et 86 du traité de Rome signé le 25 mars 1957.
6. Loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques, art. L. 464-2, I du Code de commerce.
7. Règlement CE n° 1/2003 du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence.
8. Commission européenne : lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement (CE) n° 1/2003. Autorité de la concurrence : communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires.
9. En droit français : art. L. 464-2, IV du Code de commerce.
10. Autorité de la concurrence, Document-cadre du 10 février 2012 sur les programmes de conformité aux règles de concurrence, § 25.
11. Document-cadre, § 26.
12. Ibid.
13. Document-cadre, § 12.
14. Document-cadre, § 22.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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