Bulletins de l'Ilec

L’ordre et le modèle - Numéro 445

01/11/2014

Avec des frontières des incriminations toujours repoussées s’étend la juridification des rapports sociaux et de la vie économique. Nouvelle invitée dans le dialogue complexe entre droit dur et droit mou, hétéronomie et autonomie normative, la compliance porte à s’interroger sur le rôle de la loi. Entretien avec Stefano Manacorda, professeur à l’université Naples-II et à l’École de droit de la Sorbonne

Que vous évoque, en termes d’histoire du droit, la conformité ou « compliance » – définie par le Cercle de la compliance comme « l’ensemble des processus qui permettent d’assurer le respect des normes applicables à l’entreprise par l’ensemble de ses salariés et de ses dirigeants, mais aussi des valeurs et d’un esprit éthique insufflé par les dirigeants » (Cercle de la compliance) ?

Stefano Manacorda : Certains de mes collègues avancent que ces règles s’inspireraient du droit canonique. Pour ma part, sur le plan de l’histoire moderne du droit, il me semblerait que l’idée que l’entreprise s’auto-organise est consubstantielle à sa naissance. À partir du moment où est mis en place un mécanisme organisé, structuré, pluriel, de production de la richesse, il est amené à se doter de règles internes qui dédoublent les règles externes, étatiques.

L’exigence de conformité ou « compliance » pouvait-elle n’être à l’origine qu’anglo-saxonne ?

S. M. : Dans l’acception contemporaine du droit, oui. La dimension normative de la compliance est d’origine anglo-saxonne, car c’est d’abord dans le droit nord-américain, à la fin des années 1980, début des années 1990, qu’elle n’est plus seulement de dimension éthique propre à l’entreprise et devient un élément d’auto-organisation, pris en compte par l’ordre juridique. On met alors en place des mécanismes punitifs pour lutter contre la corruption, des sentencing guidelines. Dans ce type de système, depuis l’origine, le fait d’introduire des règles de conformité adaptées est une clause d’atténuation de la réponse punitive.

La notion de « soft law » est-elle apte à les décrire ?

S. M. : La notion de soft law est un ensemble très vaste. Si, de manière schématique, on coupe le monde du droit en deux, nous avons le droit « dur » et le droit « mou ». Le droit pénal est par excellence un droit « dur », car il n’est pas susceptible de flexibilité ni de négociation. Depuis un certain temps, des règles de soft law ou de droit « mou » sont apparues, notamment au niveau international, et elles sont parfois plus contraignantes, plus efficaces que les règles de droit « dur », car elles ne se fondent pas sur la contrainte, l’obligation ou la sanction, mais sur l’adhésion. Ainsi, la compliance peut s’apparenter à la soft law. Mais est-ce encore de la loi ?

Les programmes de conformité seraient-ils un symptôme d’une aversion grandissante au risque (allant au-delà du monde de l’entreprise) ?

S. M. : Plus que d’une aversion, je parlerai plutôt d’attention grandissante. Les programmes de conformité visent la détection et la prévention des risques au sein des entreprises. Les risques ont pris une grande ampleur dans toutes les dimensions du droit pénal, parfois de manière inquiétante, allant de pair avec une demande grandissante de sécurité (alimentaire, sanitaire, industrielle), qui dilate sans cesse les frontières des incriminations. La compliance joue cependant un rôle à mon sens positif, car il est nécessaire de détecter les risques d’infraction au sein de l’entreprise afin de les prévenir.

Les programmes de conformité tendent-ils à se substituer à ce qui était du domaine des règlements intérieurs ?

S. M. : Les programmes de conformité se composent de trois niveaux normatifs : un code éthique, l’énoncé des grands principes sur lesquels l’entreprise doit s’appuyer, comme le respect des droits fondamentaux, la responsabilité sociétale, le respect de l’environnement, etc. ; des règles de structures d’organisation interne, qui constituent les véritables programmes de conformité ; enfin, un troisième niveau qui est celui des protocoles. Ainsi, en matière d’anticorruption, il y a l’énoncé d’un code d’éthique qui interdit de corrompre ; puis des règles substantielles qui édictent en quoi cette interdiction s’articule ; enfin, des protocoles au sein de l’entreprise qui concernent, par exemple, les flux financiers, ou les systèmes d’alerte qui déterminent les détails.

Le développement des programmes de conformité est-il porteur d’une judiciarisation ou juridification croissante des relations d’affaires ?

S. M. : Juridification, oui, judiciarisation, pas toujours. Quand le droit reconnaît une valeur positive aux entreprises qui adoptent des programmes de conformité, le droit pousse vers leur adoption, la juridification a donc lieu. Sur le plan de la judiciarisation, la plupart des affaires liées aux grandes entreprises ne vont pas devant le juge, elles s’arrêtent devant les autorités d’enquête.

Y a-t-il des pays ou cultures où la démarche de la conformité peine davantage à s’affirmer ?

S. M. : Oui, la France ! Le système s’est répandu des États-Unis vers le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie. Et, sur fond d’économie globale, il a atteint d’autres pays où règne le civil law, comme l’Italie, l’Autriche, la Suisse. D’autres pays lui ont opposé une résistance, comme l’Allemagne, car elle refuse une responsabilité pénale des personnes morales. Et la France, qui a fait le choix de la responsabilité pénale des personnes morales, dite par ricochet, ou par identification organique : il suffit que les gérants de l’entreprise commettent une infraction pour que cela soit mis sur le compte de l’entreprise. Ce système est imperméable au programme de conformité. Mais les mentalités évoluent en raison de la mondialisation des entreprises.

Aujourd’hui, en France, des valeurs revendiquées par une entreprise peuvent-elles se trouver en décalage avec des normes sociales ?

S. M. : Je ne parlerai pas de valeurs revendiquées mais de comportements pratiqués…

L’utilité des programmes de conformité est-elle le symptôme que l’éducation est incapable de transmettre des qualités morales telles que l’honnêteté, la loyauté, le scrupule… 

S. M. : Cela témoigne qu’il y aurait une alternative. Par rapport aux programmes de conformité et à tous ces systèmes préventifs, répressifs, on peut imaginer qu’il faudrait davantage privilégier l’éducation, l’adhésion spontanée. Aujourd’hui, aux États-Unis, une réflexion est engagée au sein de la sociologie des systèmes, sur cette démarche. On observe qu’interdire, prohiber, est inopérant. Ce qui compte le plus, ce sont des comportements vertueux, la formation, la sensibilisation des plus hauts responsables des entreprises.

Autour de la compliance se lisent les mots « valeurs », « principes », « méthode », « discipline », « mission », « règle », etc. Les programmes de conformité seraient-ils en train de transformer les grandes entreprises en ordres, églises ou congrégations ?

S. M. : Églises ou congrégations, non, mais ordres sur le plan de l’ordre juridique, oui. L’exigence de l’ordre, de l’ordonnancement et de la norme est propre à l’entreprise. Plus l’entreprise est grande et plus elle a besoin de normes, et plus ces normes tendent à traverser les frontières et à devenir internationales, quitte à se substituer au droit des États. On risque de remplacer certaines règles fixées par l’État, et de tendre ainsi vers une autonomie.

Derrière la compliance, le mythe d’une société parfaitement transparente à elle-même se dessine-t-il ?

S. M. : Le but serait-il une société saine, idéale, sans infraction ? Certains observateurs sont très inquiets. Des juristes pensent qu’on est allé bien au-delà de ce que l’on devait faire, en imposant trop de contraintes aux entreprises, trop d’obligations financières. Pour ma part, je crois que nous n’avons pas encore atteint ce stade ; le fait d’avoir accentué la pression du droit sur l’entreprise a des effets bénéfiques, car certaines sont devenues très puissantes, et échappent souvent au droit interne.

La loi devrait-elle encadrer le champ des programmes de conformité ?

S. M. : À partir du moment où l’on demande à une entreprise de s’auto-organiser, lui donne-t-on un modèle ? J’ai publié cette année un livre intitulé Preventing corporate corruption, the anti-bribery compliance model1. J’y explique que si l’on demande à l’entreprise de s’auto-organiser, il lui faut un modèle, car elle sera jugée sur ces règles. Pour que l’autonomie normative ne soit pas absolue, il faut modéliser certaines règles de compliance.

1. Springer, 2014, http://qwt.co/e1wb0y (NDLR).

Propos recueillis par J. W.-A.

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