Bulletins de l'Ilec

Rapport des forces et rapport de force - Numéro 446

01/02/2015

Dans les relations industrie-commerce, le premier est trop déséquilibré pour ne pas porter souvent au second. Spécialement lors des négociations annuelles, qui focalisent en nombre les pratiques contestables. Entretien avec Richard Panquiault, directeur général de l’Ilec

Quelle est votre impression d’ensemble sur le climat du cycle des discussions industrie-commerce qui vient de s’achever ? Le double niveau de négociation, qui a ajouté le préalable des alliances 
(à l’achat) à la discussion avec les enseignes, pouvait-il ne pas compliquer les négociations ?

Richard Panquiault : Au-delà des postures et des tournures rhétoriques convenues, pour la grande majorité de nos adhérents, les négociations qui se sont conclues le 28 février dernier sont les pires jamais connues. Jamais les demandes n’auront été à ce point extrêmes. Jamais autant d’accords n’auront été conclus dans les dernières heures du dernier jour. Jamais les engagements n’auront été aussi souvent flous ou sujets à caution.

Cela étant, alors que six des sept principales enseignes avaient noué dans les derniers mois de 2014, souvent dans une certaine forme de précipitation, des alliances à l’achat, pouvait-on raisonnablement espérer qu’il en irait autrement ? Un niveau de pression extraordinairement élevé et un manque évident de recul semblaient inévitablement aller de pair avec le démarrage des alliances.

La notion de socle « unique » de la négociation (qualifiant les conditions générales de vente du fournisseur depuis la loi Hamon) a-t-elle apporté quelque chose aux positions des parties à la négociation ?

R. P. : En termes d’impact, les négociations auront été beaucoup moins marquées par la mise en œuvre de la nouvelle loi que par celle des trois alliances entre enseignes de la distribution. Et les sources de confusion et d’incertitude liées à ces nouvelles structures de négociation l’ont de loin emporté sur les clarifications apportées par la loi Hamon.

Dans le déroulement pratique des négociations, le point de départ aura le plus souvent été l’écart supposé entre les conditions de l’enseigne et celles permettant à un concurrent de vendre à tel ou tel prix, ou l’écart entre les conditions respectives de deux enseignes récemment alliées, qu’elles aient été explicitement comparées ou non : les enseignes n’ont guère été disposées à consacrer beaucoup de temps aux CGV de leurs fournisseurs.

L’obligation d’indiquer la nature des réductions de prix dans la convention unique aura-t-elle été saisie par certains opérateurs comme une opportunité de redonner de la substance au plan d’affaires ?

R. P. : Redonner de la substance au plan d’affaires est un enjeu majeur à nos yeux, et chaque discussion législative est une opportunité d’en expliciter l’intérêt. Non pas pour alourdir inutilement la relation commerciale et prendre le risque de verser dans un formalisme excessif, la conduisant vers ce que ses détracteurs appellent péjorativement la « facturologie ». Mais parce que dans toute relation d’achat-vente, il est naturel pour le vendeur d’avoir une idée claire de ce qu’il achète, et parce que cette visibilité est une condition essentielle à l’entretien ou à la restauration d’un climat de confiance dangereusement dégradé.

Les conditions techniques de mise en œuvre des alliances n’ont pas facilité une amélioration de la précision du contenu des plans d’affaires ; et c’est un euphémisme, entre la volonté des uns de discuter séparément – et en les déconnectant dans le temps – des accords sur les prix nets et des plans d’affaires, et celle des autres de négocier directement au niveau des enseignes ou à celui de la centrale d’achat commune selon le cas.

Des difficultés de mise en route la première année peuvent se concevoir, si tant est qu’elles ne se révèlent pas à l’usage aller à l’encontre d’un mouvement de fond visant à améliorer le contenu et la précision des plans d’affaires. De ce mouvement relancé par la loi Hamon, l’intérêt semble apparaître à plusieurs enseignes majeures ; il est de notre responsabilité de l’encourager par tous les moyens.

Faut-il pérenniser le « comité de suivi des négociations » ?

R. P. : La mise en place de ce comité de suivi a constitué un symbole fort, témoignant de l’intérêt et de la préoccupation des ministères de l’Économie et de l’Agriculture vis-à-vis des négociations annuelles, rendues plus complexes par les nouvelles alliances à l’achat.

Dès lors que ce qui en était attendu n’était pas irréaliste – il n’appartient pas aux pouvoirs publics de se substituer à la volonté des contractants –, il a de mon point de vue prouvé son utilité. Il a offert une tribune aux parties prenantes, leur permettant de faire passer publiquement certains messages, qui ne pouvaient qu’avoir un caractère général, compte tenu de la diversité des participants. Les pouvoirs publics ont été les premiers à utiliser cette tribune, pour appeler à davantage d’esprit de responsabilité, voire pour certains rappels à la loi. C’est aussi dans son cadre que la DGCCRF a confirmé sa volonté de diligenter des contrôles pendant les négociations, et non plus seulement après la conclusion des accords annuels.

Pour ce qui nous concerne, nous avons essayé de faire valoir qu’un traitement différencié par la distribution des PME et des plus grands groupes industriels, s’il est séduisant politiquement et médiatiquement, ne peut avoir qu’une portée pratique limitée, à moins de se situer dans une fiction où les marques des PME, dont les tarifs et les prix de vente aux consommateurs sont orientés à la hausse, ne seraient pas en concurrence avec celles des grands groupes, dont les prix baissent continuellement depuis deux ans.

Si la conflictualité s’est en partie résorbée dans certains domaines visés par la loi Hamon, dans lesquels en revanche risque-t-elle de s’accentuer ? L’article du projet de loi Macron qui alourdit les sanctions visant des pratiques restrictives de concurrence est-il de nature à endiguer la conflictualité ?

R. P. : Dans le contexte actuel de grande tension entre les entreprises de distribution et leurs grands fournisseurs industriels, n’importe quel sujet peut devenir source de conflit ; plus que le texte de loi lui-même, c’est son interprétation commune par les acteurs qui est alors source potentielle d’apaisement.

Il est frappant de constater à quel point les interprétations des textes de loi proposées par les acteurs et les observateurs des relations industrie-commerce varient et divergent. Le rôle de clarification de ces interprétations joué par la DGCCRF est fondamental ; il ne s’agit pas en ce qui nous concerne d’en appeler systématiquement au gendarme au point de déresponsabiliser les acteurs, mais de s’assurer qu’ils ont les mêmes règles et les comprennent de manière homogène. En l’occurrence, il s’agit là aussi de jeter les bases d’une relation tendanciellement moins conflictuelle, par la réduction des zones génératrices d’incertitudes.

Dans un second temps, au-delà de cette lecture commune, il faut s’assurer que les acteurs ont intérêt à respecter les règles du jeu ; ce n’est pas le cas aujourd’hui, tant les pratiques illicites s’avèrent infiniment plus lucratives que n’est dissuasif le risque financier hypothétique en cas de sanction ; c’est cette incohérence que vise à corriger la clause adoptée en première lecture de la loi Macron par l’Assemblée nationale, révisant à la hausse la sanction financière encourue en cas de pratique illicite.

Le Sénat aura prochainement à se prononcer sur cette disposition, dont l’objectif vise effectivement à réduire la dimension conflictuelle exacerbée qui continue à prévaloir dans les relations commerciales, après la signature des accords annuels.

Comment éviter que la dissymétrie des positions entre distributeur et fournisseur ne se traduise par des transferts de risques ou par l’utilisation d’informations confidentielles à d’autres fins que celles qui ont justifié leur partage ?

R. P. : Toute relation, a fortiori entre des opérateurs qui cherchent à optimiser leur part dans la chaîne de valeur aux dépens des autres parties prenantes, contient par nature une dimension conflictuelle. Et depuis Montesquieu, il est connu que « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites ». Parce qu’elle est tout simplement humaine, la tentation de profiter d’un rapport de forces favorable me paraît plus facile à comprendre et à admettre que les tentatives d’expliquer que ce rapport ne serait pas si invariablement en faveur des enseignes.

D’ailleurs, il serait illusoire d’imaginer que ce rapport des forces et les relations conflictuelles sont l’apanage des relations industrie-commerce à la française : le déséquilibre entre enseignes de distribution et fournisseurs est comparable dans bon nombre de pays, les mêmes causes produisant les mêmes effets.

Ce qui est peut-être plus spécifique à la France, c’est l’exercice résultant de ce rapport des forces, qui se traduit inévitablement, en cas de désaccord, par des mesures de rétorsion vis-à-vis des industriels.

À cet égard, quand la DGCCRF utilisera ses nouveaux pouvoirs, dans le cadre des contrôles qu’elle effectue pendant la période des négociations, et sanctionnera les pratiques illicites qui se multiplient au cours du mois de février pour faire plier les industriels à l’approche de la date butoir, les négociations s’en trouveront singulièrement améliorées.

C’est bien aux pouvoirs publics – DGCCRF et Autorité de la concurrence selon les cas de figure –, qu’il appartient de poser les limites auxquelles fait référence Montesquieu. Et aux industriels de les solliciter, s’ils estiment être victimes d’abus.

La réglementation des relations commerciales semble s’être alourdie depuis la LME, mais en pratique, les contrats et le travail collaboratif sont-ils devenus plus compliqués ?

R. P. : La LME et la loi Hamon ont effectivement renforcé le formalisme et, en étendant les prérogatives de la DGCCRF, l’intérêt pour les industriels de formaliser. Ce formalisme accru ne s’applique d’ailleurs pas que dans le cadre de la signature de la convention unique, mais dans celui de la relation commerciale au sens large ; il représente certainement une charge de travail administrative supplémentaire, mais ses mérites nous paraissent l’emporter largement sur ses inconvénients, car il est l’indispensable base sans laquelle les contrôles de la DGCCRF ne peuvent valablement s’exercer. En ce qui concerne nos adhérents, la dimension conflictuelle occupe tellement le champ de la relation, tout au long de l’année, qu’il est en définitive trop peu souvent question de collaboration.

La plupart des enseignes revendiquent et appliquent aujourd’hui une approche différenciée entre les PME (ou des PME), avec qui elles s’attachent à développer une relation plus collaborative, et les groupes commercialisant les marques leaders, dont la seule mission consiste à assurer le trafic vers les magasins, avec des prix de plus en plus bas et des promotions de plus en plus agressives.

Ces arbitrages sont parfaitement légitimes (pour autant que les industriels ne soient pas sommés de financer une guerre des prix qu’ils n’ont pas déclenchée et sur laquelle ils n’ont aucun contrôle), mais ils appauvrissent le contenu de la relation entre les enseignes et les plus grands groupes industriels, en drainant dans la douleur des masses d’argent considérables vers des baisses de prix dont le consommateur n’a que faiblement conscience.

Ils favorisent ainsi le développement déjà rapide du e-commerce et son corollaire, le déclin du chiffre d’affaires au mètre carré en magasin. Dans un tel contexte, le moment est peut-être opportun de réfléchir à une allocation différente des ressources des industriels, et à la mise en place de projets réellement centrés sur les attentes des consommateurs, susceptibles de créer du trafic et en définitive de la valeur, en exploitant les avantages concrets dont bénéficie le point de vente physique.

Propos recueillis par F.E.

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