Bulletins de l'Ilec

La valeur de marque comme fondement - Numéro 447

30/03/2015

Il n’y a pas de négociation sans âpreté ni pressions, mais même à l’heure des grandes alliances d’enseignes les relations commerciales industrie-distribution sont appelées à de meilleures pratiques collaboratives. Et en trouveront le chemin. Entretien avec Frank Rosenthal, expert en marketing du commerce

Quand des distributeurs affirment garantir à certains de leurs fournisseurs une bonne visibilité de leurs volumes et de leur chiffre d’affaires, n’est-ce pas un souci dont ils pourraient faire preuve à l’égard de tous ?

Frank Rosenthal : D’abord est-ce possible ? Quand on voit que la croissance est sans cesse révisée, il est de toute manière difficile de faire des prévisions précises. Même chose, quand on voit d’un mois à l’autre les variations somme toute importantes de parts de marché des enseignes ; même si l’effet de dynamique existe, prévoir est un exercice de plus en plus difficile. Enfin, dans un univers de grande consommation touché par des conditions économiques difficiles et par la déflation, les marchés sont encore moins prévisibles, et à tous ces facteurs s’ajoutent la saisonnalité et l’effet météo…

En conséquence, non seulement prévoir est difficile, mais garantir l’est encore plus. D’autant que garantir a forcément un impact sur les résultats, et avec la guerre des prix et la déflation les résultats économiques des distributeurs pâtissent dans le périmètre France. C’est le cas des distributeurs cotés comme Casino – voir la publication de ses résultats 2014 le 17 février dernier – ou encore des indépendants, dont la rentabilité reste faible.

Aux fournisseurs les plus importants, qui assurent le chiffre d’affaires des magasins et donc rassurent, c’est-à-dire les marques fortes, il est logique d’apporter de la visibilité, puisque ce sont ces marques et ces groupes qui font partie des périmètres dans lesquels portent les rapprochements des achats, et cela quels que soient les acteurs en présence.

L’attention pour les PME, par une contractualisation spécifique, dont se prévalent de grandes enseignes ou alliances, réserve la négociation plus conflictuelle aux autres entreprises. Cette posture ne fragilise-t-elles pas spécialement les ETI, en situation délicate du fait qu’elles portent des marques non pas locales pouvant être valorisées à ce titre, mais nationales de rang deux ou trois, n’ayant pas la force de négociation des grands groupes ?

F. R. : C’est un vrai sujet. Les PME ont été protégées directement parce qu’exclues des périmètres des alliances, et indirectement, car les mêmes périmètres de rapprochement des achats ne concernent pas, ou concernent très peu, les marques de distributeurs, dont elles sont souvent les premiers fournisseurs.

Il est évident que les ETI n’ont pas la force de négociation des grands groupes, elles n’ont pas leur poids. Sont-elles pour autant plus dans le viseur qu’auparavant, avant les accords de rapprochement à l’achat ? Dans un premier temps du moins je ne crois pas, puisque elles ne sont pas mentionnées dans les contours de consolidation des achats.

Pour les ETI qui portent des marques nationales de rang deux ou trois, il faut plus que jamais justifier auprès des distributeurs leur présence en linéaire. Mais pourquoi y auraient-elles plus d’inquiétude ? Les MDD, dont on disait qu’elles allaient être surexposées, n’ont pas renforcé leurs parts de marché, au contraire. De plus, et on le voit en magasin avec les dernières campagnes d’Auchan, le choix redevient un atout concurrentiel. Quand le choix est limité, volontairement comme en drive, pour préserver le business model, cela pose un réel problème aux consommateurs et cela devient pour eux une raison majeure d’abandon.

La vraie question est donc, et ce n’est pas nouveau : qu’apportent aux consommateurs ces marques nationales de rang deux ou trois ? Cela rend encore plus nécessaires la finesse et la précision du marketing.

Certains magasins disposent des affichettes signalant de façon accusatrice qu’un produit a été déréférencé pour cause de hausse tarifaire : n’est-ce pas plutôt aux consommateurs de juger si tel ou tel article est trop cher ?

F. R. : On peut répondre par une autre question : les consommateurs sont-ils en mesure de juger si tel ou tel article est trop cher ? Si on les écoute, c’est toujours trop cher. Mais il est difficile de se prononcer, tant les critères qui composent le prix sont nombreux. Autre point : les consommateurs n’ont pas une bonne perception des prix et de leurs évolutions ; ils mémorisent très peu de prix, et avec les évolutions de fond ils sont en décalage complet. N’est-ce pas incroyable de voir les Français penser que les prix des produits de grande consommation augmentent, alors qu’ils baissent, et assez sensiblement ?

Mais à leur décharge, ce qui se passe au niveau du magasin est-il ressenti à celui du remplissage d’un chariot de courses ? La vision complète d’un rayon, et particulièrement d’un rayon de produits de grande consommation (PGC), est impossible, du point de vue du chaland et son chariot. Autre point : quel distributeur, à part Cora en magasin, a parlé de cette baisse des prix d’ensemble ? Ne reprochons pas au consommateur de ne pas être éclairé, alors que personne ne se charge de son information, ni les politiques, ni les médias, ni les distributeurs.

On peut se demander pourquoi les distributeurs ne le font pas, alors que prévaut une guerre des prix très forte. Les raisons sont nombreuses : d’abord, c’est compliqué ; ensuite, même si la baisse des prix est vraie, ça ne correspond pas à la perception, donc ce n’est pas facilement crédible ; enfin, les positions en image prix sont telles que certains, à juste titre, n’ont pas intérêt à bouger.

Prenons par exemple la signature en communication de Leclerc, très habile : « Chez E. Leclerc, vous savez que vous achetez moins cher. » Les raisons de croire, comme on le dit en publicité, sont nombreuses. Faut-il se lancer à décortiquer cette notion de « moins cher » ? Pas sûr que ce soit efficace, et comment simplifier sans être simpliste ?

Pour autant, ce qui est vrai pour certains n’est pas forcément vrai pour tout le marché. Alors, oui, les affichettes informant que tel produit a été déréférencé pour cause de hausse tarifaire vont subsister, parce que la prise à partie du consommateur est un moyen de pression. Parler de négociations sans pression est un leurre.

Les grandes marques n’ont-elles pas pour les enseignes un rôle plus pérenne que de susciter du trafic par des prix au plus bas ?

F. R. : Elles ont évidemment plus à faire valoir que le seul argument prix. Même si, sans les promotions massives des grandes marques, on peut se poser la question : où en serait la consommation aujourd’hui ?

Les marques jouent d’abord un grand rôle pour la confiance, un rôle de qualité, d’innovation, de goût pour l’alimentaire, de responsabilité… La liste est longue. Tous ces arguments autres que le prix font ce qui permet aux grandes marques de mieux justifier leur « value for money », pour reprendre le titre de mon livre de 2007. Le sujet est pour elles d’en donner pour leur argent aux consommateurs. Il faut que cela repose sur quelque chose de tangible, bien sûr, mais aussi que cela soit perçu. Quand la promotion confère au prix des marques une visibilité nationale, c’est parfaitement perçu par le consommateur. Mais en fond de rayon, ce sont les autres éléments que le prix qu’il faut renforcer, pour que cette value for money soit la plus forte possible.

Beaucoup s’y attellent, c’est sûr, ne serait-ce que par le conditionnement des produits, mais cela doit être une obsession permanente. Or cela se voit très peu dans les films télé, et c’est presque invisible sur les prospectus, qui font la part belle aux prix. Il reste donc à faire pour communiquer sur cette value for money, là où les marques maîtrisent leur communication. Par exemple sur leur site Internet ou en publicité télé. Mais pourquoi ne pas réfléchir à des opérations qui ne mettraient pas seulement en avant le prix (c’est nécessaire), mais plus justement la valeur ?

Qu’attend la distribution des grands industriels comme meilleures pratiques collaboratives ?

F. R. : Il faudrait poser la question à chacune des enseignes1. Les réponses ne seraient évidemment pas les mêmes. D’un côté, la distribution française s’est trouvée récemment très concentrée, cela a été l’événement principal de 2014. Comme l’observe dans son magazine interne le groupe Nestlé, la France est désormais le pays du monde où la distribution est la plus concentrée. Forcément, cela n’est pas neutre pour les achats. Pourtant, et je pense qu’on le verra dans un deuxième temps, de meilleures pratiques collaboratives vont nécessairement s’instaurer, ne serait-ce que parce que cela va préserver l’intérêt des différents acteurs. On dit qu’un bon accord est gagnant-gagnant, cela va perdurer. Beaucoup de choses restent à renforcer, à compléter ou même à inventer. Mais cela prend du temps.

N’oublions pas que les récents rapprochements d’enseignes en France se sont opérés avec une soudaineté incroyable : entre septembre et décembre 2014, trois accords majeurs ! La vie commerciale, par définition permanente, ne permet pas à tous les réglages d’être faits immédiatement. Mais elle ne s’arrête pas en 2015. Les distributeurs, ces dernières années, l’ont prouvé ; ils ont besoin des marques nationales, de marques fortes, et des marques locales, et aussi d’élargir leur choix, sinon quel intérêt pour les consommateurs d’aller en hypermarché ? Les grands industriels ont aussi besoin des distributeurs pour rendre accessibles leurs marques, leurs produits, leurs innovations, la valeur spécifique qu’ils proposent aux consommateurs.

1. Ce que le Bulletin a fait, entre autres questions, auprès de deux enseignes et de la FCD, qui ont décliné l’entretien (NDLR).

Propos recueillis par J. W.-A.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.