Bulletins de l'Ilec

Le droit au risque du rapport de force - Numéro 447

30/03/2015

Les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs sont tendues dans d’autres pays aussi, mais elles le sont moins qu’en France. Où le droit applicable ne leur est pas assez spécifique, et où les acteurs sont trop peu en situation de le faire appliquer. Entretien avec Joseph Vogel, avocat, cabinet Vogel & Vogel

Quelles sont les avancées de la loi consommation du 17 mars 2014, en matière d’incitation aux bonnes pratiques entre l’industrie et la distribution ?

Joseph Vogel : Le bilan de la loi Hamon en matière de bonnes pratiques est décevant. Pour l’Administration, l’enrichissement du contenu obligatoire de la convention unique, le passage d’un régime de sanctions pénales à un régime de sanctions administratives, ainsi que l’introduction de deux nouvelles pratiques restrictives identifiées à l’article L. 442-6 du Code de commerce, constituent certainement des avancées.

En réalité, les mesures introduites par cette loi ne sont pas très utiles, pour lutter efficacement contre d’éventuelles demandes abusives de la grande distribution. Et le fait de les imposer à l’ensemble de l’économie marchande constitue un facteur de complexité et de lourdeur inutile. Il serait préférable de prévoir des dispositions plus ciblées sur les relations entre les grandes enseignes de la distribution et leurs fournisseurs, afin de renforcer l’efficacité de ces mesures.

Le droit en vigueur est-il de nature à réduire les pratiques de demandes de garantie ou de compensation de marge, qui font, comme l’écrit la DGCCRF, l’objet « d’un habillage leur donnant une apparence de licéité » ?

J. V. : Non, le droit positif n’est pas satisfaisant sur ce point. En effet, la formulation de l’article L. 442-6, I, 2° sous-entend que le fait, pour un distributeur, d’adresser à son fournisseur une demande pécuniaire supplémentaire, en cours d’exécution du contrat, afin de maintenir ou d’accroître sa rentabilité, n’est prohibé par ce texte que si cette demande est abusive. Dans sa note d’information1, l’Administration tente de corriger cette lacune dans la rédaction du texte, en affirmant qu’une telle pratique est en tant que telle abusive, donc illicite.

Le « brief de déflation » signifié aux fournisseurs à l’abord des négociations annuelles, avant que la discussion ait pu s’engager sur la base des CGV, est-il une spécificité française ?

J. V. : Les demandes de baisses de prix adressées par les grands distributeurs à leurs fournisseurs ne sont pas spécifiques à la France. Toutefois, ces pratiques ont plus d’ampleur en France, car le degré de concentration dans le secteur du commerce de détail y est particulièrement élevé, ce qui entraîne un fort taux de menace2 pour les fournisseurs.

La situation est aggravée par la faiblesse financière structurelle que présentent les entreprises françaises en général – elles ont ainsi un taux de marge inférieur de dix points par rapport à leurs concurrentes d’outre-Rhin. Enfin, les rapprochements à l’achat opérés par les grandes enseignes jouent à plein dans les négociations pour l’année 2015, parfois même au mépris de contrats déjà conclus.

Le déréférencement d’un produit en cours de négociation, en vue de peser sur ses conditions de commercialisation l’année suivante, est-il une pratique répandue ailleurs qu’en France ?

J. V. : Oui, de la même façon les mauvaises pratiques ne sont pas limitées au marché français. Un projet existe d’ailleurs au niveau européen pour tenter de lutter contre les pratiques déloyales dans la chaîne d’approvisionnement alimentaire3. Mais compte tenu des facteurs spécifiques à la France évoqués précédemment (faible taux de marge des entreprises, taux de menace élevé, etc.), ces pratiques sont particulièrement nocives sur le marché français.

La loi du 17 mars 2014 a précisé la question des mandats NIP ; elle prévoit à propos des NIP que « le fournisseur s’engage à accorder aux consommateurs, en cours d’année, des avantages promotionnels dans le cadre de contrats de mandat confiés au distributeur », et la DGCCRF dans sa note d’interprétation d’octobre 2014 souligne que cette disposition « permet d’encadrer [une] pratique dont le fournisseur doit avoir la maîtrise ». S’il perd cette maîtrise, a-t-il un recours ?

J. V. : Malheureusement, la question des recours dont dispose le fournisseur dans une telle situation relève davantage du rapport de force qui existe entre les parties que d’une problématique purement juridique.

La liste des pratiques restrictives visées par le droit peut-elle encore s’étendre ? Les pratiques indélicates, sinon déloyales ou restrictives au sens de la loi, qui se multiplient dans le contexte des négociations annuelles sont-elles de nature à être demain visées par une nouvelle réforme ?

J. V. : L’imagination des opérateurs économiques est nourrie par leur pratique, de sorte qu’ils construisent autant d’échappatoires aux interdictions, ou de contournements de celles-ci, que la réglementation en produit. La liste des pratiques restrictives visées par le Code de commerce peut donc s’étendre à l’avenir. Mais la principale préoccupation du législateur devrait être de concentrer ces dispositifs législatifs de lutte contre les pratiques abusives sur les relations qui posent le plus de difficultés, c’est-à-dire celles qui existent entre la grande distribution et ses fournisseurs.

Quelles seraient les pratiques les plus susceptibles d’être qualifiées de déloyales ou restrictives : le déréférencement inopiné, la menace de déréférencement, l’absence de formalisation du processus de négociation, les « briefs » tarifaires avant réception des CGV… ?

J. V. : Toutes les pratiques qui sont ici énoncées peuvent être mises en cause par des dispositions du Code de commerce. Le déréférencement inopiné ou la menace de déréférencement sont susceptibles de mettre en jeu la responsabilité de leur auteur sur le fondement des articles L. 442-6, I, 4° et 5°. Les demandes de baisses de prix peuvent être appréhendées sous l’angle du I, 2° de ce texte, qui sanctionne le fait de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif.

En réalité, le véritable problème est moins de déterminer quel texte a vocation à s’appliquer, que de savoir si le fournisseur peut, en pratique, mettre en œuvre les dispositifs législatifs qui existent. Le deuxième principe de « bonnes pratiques » énoncé par l’Initiative européenne pour la chaîne d’approvisionnement » (AIM, Eurocommerce et neuf autres organisations avec le soutien de la Commission européenne) est que « les parties contractantes sont des entités économiques indépendantes qui respectent le droit de chacun à fixer sa propre stratégie et politique de gestion, y compris la liberté de choisir en toute indépendance de s’engager ou non dans un accord »3.

Un fournisseur a-t-il en France la liberté de ne pas s’inscrire dans la logique du cycle de négociation annualisé – c’est-à-dire de dégradation tarifaire – en conservant quelque chance de voir ses produits référencés ?

J. V. : Malheureusement, cette question pointe l’importance du rapport de force dans la négociation commerciale, qui est défavorable aux fournisseurs, compte tenu de l’importance que représente chaque grande enseigne pour chacun d’entre eux. Jusqu’où l’État (administration et pouvoirs publics) est-il fondé à agir vis-à-vis des négociations commerciales et de leur encadrement ? J. V. : Il est très important d’éviter de glisser dans un système d’économie administrée où le dirigisme étatique domine la liberté du marché. L’une des grandes faiblesses du système français est de ne pas être assez centré sur les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs, et d’édicter des mesures interventionnistes pour toute l’économie.

Il faut concentrer davantage l’usage des instruments, tels que le droit de la concurrence et les pratiques restrictives, sur les relations qui posent le plus de problèmes en pratique, notamment en contrôlant de façon plus étroite d’éventuels abus de la grande distribution, les rapprochements à l’achat des enseignes, ainsi que les opérations de redistribution de magasins qui sont actuellement en cours.

1. Note disponible sur le site de la DGCCRF, sous l’intitulé « Renforcement des moyens d’action et de sanction de l’autorité de contrôle et d’autre part, des ajustements aux dispositions relatives à la négociation commerciale et au formalisme contractuel ainsi qu’aux délais de paiement », http://qwt.co/0nhhjp.
2. Dans la définition de la Commission européenne, le « taux de menace » mesure le seuil au-delà duquel le chiffre d’affaires d’un fournisseur chez un même distributeur donne à celui-ci le pouvoir d’établir dans les négociations commerciales un rapport de force dont il peut abuser.
3. « Relations verticales au sein de la chaîne d’approvisionnement alimentaire : principes de bonnes pratiques » (« Principes généraux – B), novembre 2113 (http://www.supplychaininitiative.eu/sites/default/files/entr-2013-00308-00-00-fr-tra-00final.pdf). 4. Idem.

Propos recueillis par François Ehrard

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