Bulletins de l'Ilec

Expertise et archétype - Numéro 450

01/07/2015

Normes, taille des ménages, temps domestique…  les dépenses de grande consommation sont affectées par des évolutions qui reconfigurent la prééminence de la « ménagère ». Entretien avec Danielle Rapoport, psychosociologue des modes de vie et de la consommation

Le type d’organisation familiale traditionnelle, où l’aspect économique des achats relève plutôt de l’influence du mari, et le choix des caractéristiques des produits de celle de la femme, a-t-il toujours cours ?

Danielle Rapoport : Les choses ont bien changé dans les processus décisionnels et la gestion du budget familial. D’une part, si les femmes ont une longue histoire d’acheteuses de produits de grande consommation, et sont devenues expertes de la qualité et des caractéristiques des produits et enseignes, du fait de leur professionnalisation, elles délèguent une partie de cette tâche aux hommes, qui commencent aussi à s’en occuper. D’autre part, le marketing et l’innovation ont opéré une bascule dans la segmentation des achats ; ainsi les objets de bricolage sont aujourd’hui accessibles aux femmes, par leur ergonomie mais aussi parce qu’elles sont devenues plus bricoleuses, « monoménages » obligent. Les décisions d’achat impliquant le plus se prennent en couple, le travail des femmes leur donnant la main sur des dépenses qui engagent aussi leur salaire. L’autonomie financière des femmes peut les autoriser à décider seules des dépenses du ménage. Cela dit, il fait croiser ces évolutions générales avec les ancrages culturels, socioculturels, et bien sûr avec la constitution même de la famille, qui s’est diversifiée : les choix de produits et la répartition des dépenses se conjuguent différemment dans les familles recomposées, les monoménages et pour les femmes classiques !

La conviction que ce sont surtout les femmes qui décident des produits alimentaires est-elle aussi fondée qu’il y a cinquante ans ?

D. R. : La question alimentaire est aujourd’hui prégnante. Choisir les aliments relève d’un casse-tête. Arbitrer entre le bon, le sain, le rapport qualité-prix-temps-service, sollicite les registres du savoir (savoir acheter, savoir manger…), des croyances (ce qui est bon au goût n’est pas forcément nutritionnellement correct) et de la gestion nourricière de la famille. On sait la complexité des évolutions de la structure familiale : présence d’enfants et d’ados qui individualisent leurs prises alimentaires, familles recomposées et taille en accordéon… Et plus que par le passé, un lien communément admis entre alimentation et santé, avec un souci de soi, plus porté par les femmes, en nette progression… La femme archétypale est nourricière, qu’elle travaille ou non ; elle protège sa famille et se protège. Si elle doit faire face aux desiderata de chacun des membres de sa famille, à leur goût et attentions nutritionnelles (régimes, prévention, etc.), elle doit proposer des repas à dénominateurs communs, pour la bonne gestion de son temps et de son budget. À cette configuration s’ajoutent les injonctions nutritionnelles portées depuis une vingtaine d’années par les marques et les tenants institutionnels d’une « bonne santé » obligée, qui mêlent course à la différenciation, innovation à tout prix, découverte d’un nutriment magique ou efficient, à vocation préventive ou curative. La femme y est sensible, dans le sens d’une préservation de soi, de son capital santé, de sa recherche du triptyque santé, beauté, minceur. Ce qui a changé aussi est la « fonction service » des aliments, qui réduit les temps d‘achat, de préparation et du coup de la commensalité. Ces services sont une aubaine pour accompagner et aider les femmes pluriactives, confrontées à l’immensité de l’offre alimentaire, dont elles sont encore majoritairement les acheteuses dans le foyer.

Comment se mesure l’influence dans les ménages et que valent les enquêtes fondées sur du déclaratif ? Tous les consommateurs en font-ils l’objet, ou la « ménagère de moins de cinquante ans » reste-t-elle le cœur de cible ?

D. R. : Pour les questions d’influence au sein des ménages, il faut prendre en compte les types d’achat, les secteurs, l’implication personnelle des décisionnaires qui en découle, et les modes relationnels instaurés dans le foyer et qui font empreinte, même s’ils évoluent. Aussi les fractures générationnelles, comme faire les courses à deux chez les jeunes ménages – cela change avec le temps ! Par contre, je ne crois au déclaratif lors d’enquêtes que s’il est croisé avec l’observation des pratiques (regard ethnologique dans les placards), avec la connaissance des contextes de consommation et des modes de vie. Les stéréotypes évoluent eux aussi : la « ménagère de moins de cinquante ans » a rendu son tablier de cœur de cible depuis longtemps, les marques sont aujourd’hui plus attentives aux besoins réels et personnalisés, et aux populations à potentiel d’achat : les très jeunes, plus influençables, les plus âgés, en quête de santé, de plaisirs, de loisirs, etc.

Les dépenses courantes font-elles l’objet de négociations ?

D. R. : Là non plus on ne peut pas généraliser, mais je pense que la gestion du temps est aussi fondamentale que celle du budget. Si négociation il y a, ce pourrait être pour éviter les achats doublons, ou pour répartir les tâches en fonction des disponibilités de chacun. Et dans les familles les moins aisées, si des achats imprévus s’avèrent nécessaires, des arbitrages, négociés, s’opèrent – mais il ne faut pas oublier le succès des offres pas chères sur Internet, où l’enjeu de la dépense est minoré, le « craquage » possible, immédiat et sans concertation.

Y aurait-il de plus en plus de catégories de PGC susceptibles de devenir des objets de négociation, sous l’effet des campagnes à caractère normatif (nutrition, obésité, addiction aux jeux électroniques…) ?

D. R. : Absolument ! Les normes, les injonctions, influencent les tenants ou les « addicts » du numérique et du mieux-être par l’alimentation (ne pas grossir, être alléché par une innovation prometteuse, cuisiner différemment, consommer des nutriments plus sains…). On peut émettre l’hypothèse que les femmes (voir plus haut) sont plus représentées que les hommes autour de la question. Le numérique, les jeux, concernent toute la famille mais plus les hommes et les enfants, les deux se réunissant souvent le soir pour partager un jeu ! La négociation se ferait à la fois entre la femme et l’homme (l’aider à préparer le repas…) et entre les parents et les enfants, pour choisir ou réguler le type de vidéo, de réseaux, de sites consultés, le temps passé dans leur chambre, etc. Et cela sous une forme éducative, visant au respect des règles du foyer et à contrer l’influence parfois délétère des enfants entre eux. Mais si ces négociations échouent, elles peuvent laisser place à un autoritarisme pas toujours efficace (« Fais pas ci, fais pas ça, sort de ta chambre et de tes réseaux… ). De plus, les parents sont en effet influencés par des diktats, qui confondent leurs injonctions normatives avec l’autorité bienveillante et bienvenue d’une éducation aux limites nécessaires, pour partager et vivre ensemble.

L’achat d’impulsion serait-il une forme de transgression de l’ordre domestique ?

D. R. : Les produits de grande consommation, qui accueillent aujourd’hui le secteur des TIC, deviennent des objets d’achat, de transaction, où le rationnel prime l’impulsion. De ce fait, se libérer du « devoir d’achat » révèle un lâcher-prise vis-à-vis des obligations domestiques, vis-à-vis de l’obligation de rendre des comptes à la norme et à la famille, qui oblige souvent à opérer des choix rationnels pour les autres. Craquer, avoir envie et suivre ses désirs, s’occuper de soi, être un peu fou ou folle, se libérer des carcans, acheter inutile, plus cher parce que plus beau et différent, faire des cadeaux, quel plaisir ! à condition de ne pas culpabiliser et d’assumer totalement ses achats. Les arbitrages suivront.

Chacun des conjoints exerce-t-il plus d’influence qu’avant sur l’habillement de l’autre ?

D. R. : Sûrement, puisque la norme est aussi celle de l’apparence. Le « look » prend une dimension normative et ludique. Les liens du couple, les niveaux culturels, le lieu de vie et l’importance du vêtement pour l’un et l’autre structurent les influences. L’homme autant que la femme peut trouver une satisfaction à participer à des rituels vestimentaires, mais il y a un effet générationnel: chez les plus âgés, c’est la femme qui s’en occupe majoritairement.

Propos recueillis par J. W.-A.

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