Bulletins de l'Ilec

Fusions prénatales - Numéro 450

01/07/2015

La présence d’enfants tend à différencier les rôles familiaux qui président aux décisions d’achat. Et le rôle de prescripteurs des enfants se différencie selon le milieu et le marché. Entretien avec Joël Brée, professeur à l’IAE de Caen et à l’Essca d’Angers

Hors l’argent de poche, les enfants sont-ils décideurs ou prescripteurs influents ?

Joël Brée : L’enfant commence à voir ses demandes acceptées très jeune pour de petits produits qui le concernent directement. En grandissant, il sera consulté – même si ses choix ne seront pas systématiquement pris en compte – pour des biens familiaux (produits ou services). Adolescent, son avis pourra être sollicité pour un produit qui ne lui est pas destiné. Une mère fera attention aux remarques de sa fille de quinze ans quand elle achètera un vêtement. Même lorsque il n’a pas exprimé un avis formel, l’enfant pourra intervenir indirectement dans la décision familiale : on choisit telle formule de vacances pour une infrastructure adaptée aux enfants ou une animation qu’il apprécie ; un modèle de voiture parce qu’il y a un écran vidéo intégré dans l’appuie-tête des sièges avant...

Il y a eu un bouleversement entre les années 1960 et 1980 ; la place des enfants est devenue peu à peu plus centrale dans les familles, ce qui a eu pour conséquence un poids plus important dans les décisions de consommation familiales ; mais depuis ce poids moyen a peu varié quantitativement. Il y a eu surtout des évolutions qualitatives, comme l’importance de l’adolescente lors de l’achat de vêtements : il y a trente ans, son avis était mineur, car son style d’habillement différait de celui de la mère ; il est souvent proche aujourd’hui et elles se prêtent des affaires.

À quel âge les enfants sont-ils le plus prescripteurs dans le domaine des PGC ?

J. B. : C’est variable d’une famille à l’autre, selon les valeurs qui y prévalent. Selon aussi la nature des produits ; pour des produits alimentaires qui le concernent directement ou des produits d’hygiène qui lui sont destinés (shampoing ou gel douche), la plupart des parents suivent les demandes de leur enfant dès ses trois ou quatre ans (sous réserve que le produit choisi n’engendre pas un surcoût notable et qu’il ne présente pas de danger). Une étude conduite par l’Institut des Mamans1 a montré que c’est entre six ans dans les familles les plus précoces et dix ans dans les plus en retard qu’on bascule vers une majorité de produits choisis par les enfants et validés par les mères.

Le cycle de vie familial (attente puis présence d’enfants jeunes, adolescents, adultes, départ des enfants…) affecte-t-il la distribution des pouvoirs de décision ?

J. B. : En général, une famille en début de cycle de vie (jeune couple sans enfant) est plutôt dans une logique décisionnelle dite syncrétique : les décisions sont prises de manière fusionnelle, comme s’il y avait une seule personne. Au fur et à mesure qu’avance le cycle de vie familial, les rôles de chaque conjoint se clarifient. Cela va soit vers une famille dite autonome, où le poids des conjoints est globalement à peu près semblable, mais où ils ont chacun leurs domaines d’expertise, reconnus par l’autre, dans lesquels leur rôle est prépondérant, soit vers une famille où l’un des deux partenaires va prendre l’essentiel des décisions. Le pouvoir de l’enfant, lui, tend à augmenter au fur et à mesure qu’il grandit.

Toutefois, le cycle de vie familial n’est plus une variable aussi pertinente pour comprendre les schémas de consommation et leurs évolutions, car il n’est plus linéaire : augmentation du nombre de divorces, de familles monoparentales, de familles recomposées où chacun doit trouver un équilibre entre le pouvoir qu’il avait précédemment et celui qu’il doit faire (ou pas) émerger, en fonction du vécu de son nouveau partenaire.

L’attente d’un enfant – surtout du premier – est sans doute le moment où les décisions syncrétiques atteignent leur apogée (sauf si la naissance a lieu longtemps après que le couple s’est formé). Et c’est un moment de consommation intense. Si l’indice de consommation du couple est de 100, il passe en moyenne à 360 pendant la période qui précède la naissance de l’enfant et pendant la première année de sa vie.

Les enfants sont-ils plus prescripteurs et influents dans les familles monoparentales ?

J. B. : Non. Il peut y avoir, avec les cadeaux aux enfants, un phénomène de culpabilisation qui conduit certains parents à gâter leurs enfants pour compenser le fait qu’ils ne grandissent pas entourés de leurs deux géniteurs. Mais cela n’affecte pas l’influence des enfants sur les achats. Dans une famille traditionnelle, une famille recomposée ou une famille monoparentale, ce sont d’abord les valeurs du ou des parents et le schéma de communication intrafamilial qui conditionne le poids que les enfants ont dans la décision ; en aucun cas la structure de la famille.

La plus grande expertise des adolescents dans les produits technologiques se traduit-elle effectivement par un surcroît d’influence ?

J. B. : Oui. Les adolescents ont, pour la majorité d’entre eux, une expertise plus importante que leurs parents pour les produits technologiques, même si les parents sont plutôt en pointe pour les nouveautés du secteur. C’est un domaine où leur avis compte plus que pour d’autres catégories. Les familles avec enfants ont toujours été des précurseurs en matière d’innovation : elles ont été plus nombreuses que la moyenne dans les années 1980 à s’abonner à Canal , dans les années 1990 à s’équiper d’ordinateurs, puis de connexions Internet au début des années 2000. Même dans des domaines moins techniques, les enfants poussent leurs parents à modifier leur comportement : on l’observe, par exemple, en rapport avec le développement durable.

La vente en ligne se traduit-elle par une autonomie supérieure des membres du foyer, notamment des enfants, dans le choix de leurs vêtements ?

J. B. : Les enfants et les adolescents ont l’habitude de surfer sur Internet, y compris sur des sites commerciaux (même si ce ne sont pas ceux qu’ils fréquentent en priorité), et cela peut avoir une influence sur ce qu’ils aimeraient avoir, notamment en matière de vêtements. Mais cette influence reste assez marginale par rapport à celle de leurs copains à l’école.

Dès l’entrée à l’école primaire, les enfants commencent à s’approprier la valeur symbolique des biens et des marques, et c’est ce qui est valorisé par le groupe à un moment donné qui va principalement orienter leurs préférences. De sept ans à onze ou douze ans, il n’y a rien de pire pour un enfant que d’être différent des autres ; au-delà, il va se choisir un thème de prédilection (hip-hop, sports de glisse, informatique…) et va rejoindre une tribu qui valorise ce thème.

Le temps est révolu où les parents pouvaient imposer à leur enfant un style de vêtement décalé par rapport à celui de ses camarades ou de lui faire porter les habits non usagés de son grand frère ou de sa grande sœur. Par ailleurs, le paiement sur Internet nécessite de faire appel aux parents ; s’ils sont opposés à ce que veut acheter leur enfant, ils peuvent opérer le même filtre que dans un magasin physique.

L’« Observatoire approuvé par les familles »2 décerne un label : comment les familles testeuses sont-elles sollicitées ? Leurs membres sont-ils sondés sur un pied d’égalité, ou en fonction de leur influence ou expertise supposée ?

J. B. : En ce qui concerne l’observatoire qui décerne les labels « Approuvé par les familles », ce sont les familles qui, de manière volontaire, manifestent leur désir de rejoindre le panel. Elles s’engagent à rester totalement bénévoles pour cette mission et à respecter les valeurs de la charte. L’Institut Junior & Co, qui gère l’opération, s’efforce d’avoir un panel qui se rapproche le plus possible d’une photographie des familles françaises (ce n’est pas totalement possible, du fait du caractère volontaire de la démarche, ou de critères d’âge associés à certains produits). Dans le panel, une stricte égalité est respectée quelles que soient les caractéristiques des parents – blogueurs ou pas par exemple – et leur influence présumée.

Pour la consommation alimentaire, la tendance au repli des repas en commun structurés modifie-t-elle la distribution des influences dans les décisions d’achat ?

J. B. : Dans la plupart des pays européens, notamment d’origine anglo-saxonne, la réponse est oui. La notion de repas en famille n’existe pratiquement plus, chacun mange ce qu’il désire sans se préoccuper des autres ; de fait, les achats se font en fonction des préférences individuelles.

La France reste un cas particulier. Le dîner en commun y garde un côté institutionnel – si les obligations professionnelles des parents le permettent. Les décisions sont donc davantage le fruit d’arbitrages entre les désirs de chacun et le respect de règles d’équilibre nutritionnel. C’est d’ailleurs un des facteurs qui expliquent que notre pays reste, avec les pays nordiques, un des moins touchés par l’obésité infantile.

1. ttp://www.institutdesmamans.com.
2. http://www.approuveparlesfamilles.com.

Propos recueillis par J. W.-A.

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