Bulletins de l'Ilec

Un sujet de marketing social - Numéro 453

01/11/2015

Le souci environnemental en consommation est une aspiration qui grandit, mais qui appelle un coup de pouce pour se traduire en pratiques. Entretien avec Sophie Dubuisson-Quellier, CNRS, Centre de sociologie des organisations

Les Français sont-ils plus ou moins climato-impliqués que leurs voisins, comme consommateurs et comme citoyens ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Les Français, comme beaucoup de leurs voisins européens, ont une relation ambiguë aux problématiques environnementales. Ils ont dans leur grande majorité intégré l’urgence environnementale comme un problème de société important, mais ils ont du mal à intégrer ces exigences dans leurs pratiques quotidiennes. Il ne faut pas y voir des formes de résistance ou de mauvaise volonté, mais plutôt le fait que les routines quotidiennes sont déjà sous l’emprise de nombreuses contraintes, avec lesquelles les individus ont appris à composer : les contraintes économiques, qui pour de plus en plus de ménages constituent l’équation principale, mais aussi les contraintes de coordination des temps au sein du ménage, entre les différents membres, entre les temps de travail et les temps familiaux, etc.

Les consommateurs font-ils le lien entre leur consommation quotidienne (alimentation, soins…) et les enjeux climatiques ? Autant qu’entre ceux-ci et leurs dépenses énergétiques liées au chauffage et au transport ?

S. D.-Q. : Il est vrai que l’attention portée aux dépenses énergétiques et de transport reste plus forte, parce qu’ici le souci environnemental recouvre aussi une priorité économique. De ce point de vue, les ménages sont plus enclins à changer leurs pratiques en faveur de l’environnement quand cela devient plus favorable économiquement. Par ailleurs, il ne faut pas négliger les effets d’une tradition de discours public fort sur les économies d’énergie. Cela prouve aussi qu’en matière de changement de pratiques et de normes le discours public – au sens large celui qui s’impose dans l’espace public – joue un rôle non négligeable. On peut s’en rendre compte à la manière dont certaines problématiques, comme l’agriculture biologique, l’huile de palme, la consommation de viande, la provenance des produits, la question de l’emballage et de la transformation des produits alimentaires, ont progressivement pénétré les discours des consommateurs.

Une approche sectorielle fine de l’empreinte carbone par produits risquerait-elle d’exclure du marché des produits appréciés des consommateurs et vertueux par ailleurs (rapport qualité-prix, fiabilité, sûreté, valeur nutritionnelle…), mais jugés mauvais en termes d’impact carbone ?

S. D.-Q. : Les questions d’affichage environnemental constituent des enjeux industriels et stratégiques très forts pour les entreprises. Mais l’information sur les produits est déjà très complexe pour les consommateurs, et cela ne les empêche pas de développer des routines de consommation. Ce qui serait désastreux, ce serait qu’une information environnementale soit considérée comme non fiable, captée par des intérêts industriels, car les consommateurs sont déjà en situation de méfiance forte par rapport aux usages faits par les entreprises du discours environnemental. L’écoblanchiment non seulement n’est plus une stratégie payante, mais il est devenu coûteux. La récente affaire impliquant un constructeur automobile va très probablement accroître le phénomène.

La neutralité carbone de l’assiette doit-elle devenir un axe de communication des pouvoirs publics, de la distribution ?

S. D.-Q. : Dans une étude récente sur les pratiques alimentaires, nous avons montré, avec Séverine Gojard de l’Inra1, que les consommateurs peuvent être réticents à l’égard de discours trop radicaux, qui impliquent des changements profonds, des revirements, des objectifs forts. Il semble toujours plus efficace de miser sur des pratiques déjà installées, dont certaines sont favorables à l’environnement, pour encourager leur développement. Par exemple, bien que le discours public et celui des industriels tendent à mettre en avant la responsabilité des consommateurs comme axe de communication dans le domaine du gaspillage alimentaire, nos enquêtes montrent que les ménages déploient des trésors de stratégies pour éviter ce gaspillage – il faudrait sincèrement mesurer si le consommateur est véritablement le premier gaspilleur2.

Les agences publicitaires doivent-elles inventer de nouveaux discours, pour « décarboner » la communication (entre autres dans les publicités pour des marques automobiles…) ?

S. D.-Q. : Beaucoup de métiers doivent se réinventer, c’est le cas de la publicité, du marketing, des techniques de vente. Les consommateurs sont de plus en plus rétifs à l’idée d’une consommation débridée. Il existe même de plus en plus de logiques de distinction qui fonctionnent sur le principe d’une consommation minimalisée. Les métiers tournés vers l’augmentation des ventes doivent intégrer les attentes des consommateurs sur le plan d’une consommation plus réfléchie. La consommation reste fondamentalement un domaine d’expression des individus, simplement les termes des messages qu’ils souhaitent faire passer sont en train de changer. Pouvoir dire son souci de l’environnement à travers la consommation commence pour certaines catégories de consommateurs à devenir une aspiration forte.

1. « Why are food practices not (more) environmentally friendly in France ? The role of collective standards and symbolic boundaries in food practices », article à paraître en 2016, in Environmental Policy and Governance – http://is.gd/lQ0nzU. 2. Voir sur ce sujet les Bulletins de l’Ilec nos 339 et 340, novembre et décembre 2013.

Propos recueillis par J. W.-A.

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