Bulletins de l'Ilec

Vers une nouvelle économie - Numéro 453

01/11/2015

Foi d’observatrice exigeante, il reste des motifs d’optimisme. Appel à plus de volontarisme fiscal et d’enthousiasme de la société civile. Entretien avec Corinne Lepage, ancienne ministre de l’Environnement, coprésidente du Mouvement des entreprises pour une nouvelle économie (MENÉ)1…

Le MENÉ a été lancé le 23 octobre. Sa naissance est-elle motivée par l’enjeu climatique, et quel rôle se donne-t-il en la matière ?

Corinne Lepage : Non. La création du MENÉ est au nombre des propositions qui figurent dans le rapport intitulé l’Économie du nouveau monde2 que j’ai remis en juin dernier. Ce rapport est le fruit d’une mission sur la transition économique confiée en janvier par Ségolène Royal, ministre de l’Écologie, pour identifier les points de blocage auxquels sont confrontés les acteurs de cette nouvelle économie. Une nouvelle économie libérée des énergies fossiles et fissiles, connectée, territorialisée et au service de l’humain : le rapport préconise cent mesures pour assurer la dynamique. Les entreprises que réunit le MENÉ doivent défendre collectivement les intérêts de cette nouvelle économie. Le MENÉ est destiné à faire connaître les meilleures pratiques des entreprises adhérentes, quel que soit leur domaine d’activité, dans l’intérêt de l’entreprise et dans l’intérêt général.

Ces pratiques portent aussi bien sur l’économie circulaire, les réductions de la consommation énergétique, l’économie du partage, la nouvelle rationalité. À quels secteurs s’adresse-t-il prioritairement ?

C. L. : Le MENÉ regroupe des secteurs très différents : l’énergie, le textile, l’agriculture, l’agroalimentaire, l’industrie dite traditionnelle, le numérique, le transport…

Vous avez déclaré : « Nous voyons la forêt qui meurt mais pas les arbres qui poussent. » Le catastrophisme ne serait pas de mise ?

C. L. : Des secteurs de notre économie traditionnelle s’effondrent soit parce qu’ils ne correspondent plus au marché, soit parce que les coûts sont trop élevés au regard de la mondialisation, soit parce que les technologies sont dépassées. Quand dans le même temps de nouvelles entreprises naissent dans des secteurs nouveaux ou d’anciennes renaissent grâce à une mutation, personne ne le dit. Elles font des merveilles et on n’en parle pas. Or elles prouvent que la nouvelle économie est efficace, pourvoyeuse d’emplois, au service du bien commun et inscrite dans la durée. Ma déclaration se veut optimiste, dans un environnement il est vrai parfois pessimiste. Il faut susciter l’enthousiasme et la confiance.

Treize multinationales ont signé un « American Business Act on Climat Pledge » le 27 juillet 2015, sous l’égide de la Maison Blanche. Ce type de parrainage des pouvoirs publics est-il possible en France ?

C. L. : Oui, puisque l’Agenda des solutions entend mettre en avant les bonnes pratiques et mobiliser les acteurs non étatiques dans la lutte contre le changement climatique. Une place inédite est accordée aux entreprises, collectivités locales et ONG. La lutte contre le réchauffement ne peut dépendre des seuls choix gouvernementaux.

Pourquoi les entreprises ne sont-elles qu’« observatrices » dans les négociations climat ?

C. L. : C’est une décision onusienne. Pour avoir participé à cinq Cop comme députée européenne, ce qui s’engage aujourd’hui en France me semble plus dynamique, grâce à l’action de la société civile, dont celle des entreprises.

Faut-il abandonner l’actuel système d’échange de quotas d’émissions ?

C. L. : Oui, mais une certitude demeure : nous avons besoin d’un prix du carbone. On a soit un système de marché, soit un système fiscal. Il y a vingt ans, j’étais favorable au système de marché, le seul que je pensais possible et relativement efficace. Il se trouve que le système européen de quotas n’a pas apporté les fruits que l’on espérait, notamment parce qu’il a été détourné : les quotas ont été délivrés gratuitement et en fonction de la demande des États. L’offre était donc pléthorique et la demande inexistante : on est arrivé à un prix du carbone trop bas, à moins de dix euros. La taxe carbone paraît donc une meilleure solution, et la petite dizaine d’États européens qui l’appliquent sont parmi les plus dynamiques.

Quels sont en France les freins à une tarification environnementale de substitution à d’autres impôts, à commencer par ceux qui pèsent sur le coût du travail ? Quels secteurs y seraient le plus gagnants ?

C. L. : Notre système est très centralisé, construit avec le soutien de grands groupes économiques. Les subventions à la pollution demeurent à un niveau de dizaines de milliards d’euros chaque année. Ceux qui en bénéficient verraient d’un mauvais œil tout changement qui annulerait leurs avantages. Notre système de niches fiscales confère des rentes difficiles à supprimer. L’idée, lancée il y a vingt ans, de remplacer progressivement les taxes sur ce qui est bon pour la collectivité (le travail, par exemple) par des taxes sur ce qui est mauvais pour elle ne progresse pas en France. Nous avons à peine 3 % de fiscalité verte, bien moins que la moyenne européenne, car les intérêts conjugués de notre administration et des grands groupes bloquent le changement.

Et les freins à la mise en place de « signaux prix » ?

C. L. : C’est la même chose ; le prix, c’est de la fiscalité intégrée qui conduit le consommateur à acheter un produit au détriment d’un autre. C’est un sujet majeur qui figure dans mon rapport, à savoir l’internalisation des coûts externes. Nous vivons dans un système où un consommateur qui achète des produits mauvais pour la santé, mauvais pour l’environnement, mauvais pour le social, paie beaucoup moins cher que pour des produits bons pour le social, l’environnement et la santé. C’est un système absurde et on ne peut en changer qu’avec des signaux prix. Le consommateur doit avoir les moyens financiers de faire le bon geste. Le rapport suggère une TVA différenciée avec un taux très bas pour les produits issus de l’agriculture biologique et pour tous les produits utilisant des matières premières recyclées, les produits de l’économie circulaire.

Qu’attendez-vous de la Cop 21 ?

C. L. : J’en attends qu’elle acte une vraie volonté de tous les États d’œuvrer à une véritable réduction des GES, que l’on consacre les moyens financiers nécessaires non seulement à la réduction mais à l’adaptation au changement climatique. Mais la question posée est celle de la responsabilité. Dans ce cadre, le projet de « Déclaration universelle des droits et devoirs de l’humanité », que j’ai remis en septembre dernier au président de la République, pourrait être lancé lors de la Cop 21, pour être discuté puis adopté par l’Assemblée générale des Nations unies.

1. Statuts téléchargeables à l’adresse http://adnmonde.fr/le-mene.
2. Cf. http://is.gd/NNLhlT. Ce rapport doit aboutir à une « Déclaration » comportant, selon le communiqué de l’Élysée, « quatre principes, six droits et six devoirs, dans la filiation de la Déclaration universelle des droits de l’Homme proclamée à Paris en 1948, et dans la continuité de plusieurs conventions et déclarations antérieures concernant le développement, l’environnement et les générations futures ».

Propos recueillis par J. W.-A.

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