Bulletins de l'Ilec

Des usages qui se cherchent encore - Numéro 458

01/06/2016

En dépit de quelques échecs ou semi-échecs sous des noms fameux (Google Glass, Apple Watch…), la connexion généralisée des objets du quotidien reste une perspective d’assez court terme, si la commercialisation se donne les moyens de lever les réticences. Entretien avec Philippe Guilbert, directeur général France de Toluna (études de marchés)

Si la majorité des Français ont entendu parler des objets connectés, peu en sont équipés. Une typologie de consommateurs se dessine-t-elle ?

Philippe Guilbert : Grâce à la forte exposition médiatique de l’Apple Watch l’an dernier et aux campagnes publicitaires des fabricants et distributeurs, 98 % des Français ont entendu parler des objets connectés, même si 18 % déclarent ne pas bien savoir de quoi il s’agit. Comme pour toute nouveauté technologique, les jeunes primo-adoptants sont intéressés par la montre et le bracelet connectés. Mais on trouve également des personnes âgées pour les équipements de santé (bracelet, tensiomètre, capteur de sommeil…), tandis que la maison connectée (domotique, alarme…) recrute chez tous les profils. Cette diversité des applications et des cibles a suscité de larges espoirs, même si les ventes sont souvent au-dessous de prévisions optimistes.

La sécurité du domicile et la cuisine en tête de la domotique connectée : un trait français ou universel ?

P. G. : La sécurité du domicile est un besoin universel, avec une forte influence des risques locaux et des sensibilités culturelles. L’Europe et la France réduisent l’écart avec les États-Unis, les alarmes connectées contribuant à élargir le marché. La cuisine connectée est pour l’instant moins demandée par les consommateurs, y compris en France. Si le petit électroménager y est redevenu dynamique en 2015, selon le Gifam, cela s’explique plus par les produits voués au fait-maison que par les appareils connectés. Néanmoins, le gros électroménager pourrait devenir connecté par défaut dans les prochaines années (la différence de prix tendant à être faible pour ces produits), ce qui pourrait changer les usages, par exemple avec ceux qui proposeraient de commander les produits bientôt épuisés, ou une recette adaptée aux denrées disponibles et aux goûts de la famille.

Quand un objet connecté en remplace un qui ne l’était pas (autocuiseur, raquette de tennis, pèse-personne…), s’agit-il toujours d’une montée en gamme en termes de prix ?

P. G. : Les prix de la plupart des produits connectés sont nettement différenciés ; au-delà du coût des composants (puce, carte Sim…), les logiciels et la R&D nécessaires à la sortie du produit font monter l’addition. Il est cependant probable que ces coûts vont baisser, et que ces innovations vont se propager et toucher des modèles d’entrée de gamme. Il est difficile de dater ces transitions, qui dépendant à la fois des choix industriels et de l’adoption par le public d’usages nouveaux.

En termes de motivation, qu’est-ce qui prime : la valeur d’usage ou la valeur statutaire ?

P. G. : Comme souvent, la valeur statutaire est importante pour les primo-adoptants, mais insuffisante à créer un marché de masse, sans valeur clairement identifiée. Contrairement aux premiers smartphones et aux tablettes, qui ont suscité un courant porteur très positif, d’autres objets connectés n’ont pas suscité d’avis d’utilisateurs aussi enthousiastes. Nous voyons monter le doute dans nos enquêtes auprès des consommateurs. Beaucoup d’objets connectés seraient-ils perçus comme des gadgets ? P. G. : La plupart des innovations ont été perçues comme des gadgets à leur sortie, y compris la tablette ! Même quand la valeur d’usage est là, il faut du temps pour s’en apercevoir. Le grand public n’est pas le plus réticent ; qu’on pense à l’accueil positif qu’il a fait à la présentation du premier iPad par Steve Jobs en 2010, alors que de nombreux professionnels étaient sceptiques…

Le taux de pénétration des objets connectés a-t-il des freins spécifiques ?

P. G. : Les freins actuels sont le prix, la sécurité des données et les craintes de pannes ; puis, selon les appareils, la complexité et le manque d’utilité perçue. La santé connectée et ses mesures permanentes peuvent être aussi sources de stress chez les anxieux.

Quels vrais bénéfices en attendre ?

P. G. : La quantité d’information et le temps réel des mesures de l’état de santé et des alertes sont des bénéfices importants pour les plus âgés. La simplification de la vie quotidienne et le gain de temps sont appréciés des jeunes et des femmes. Des économies de consommation sont attendues de la maison connectée.

Comment expliquer le relatif échec de l’Apple Watch ?

P. G. : Si la note de Steve Jobs sur l’iPad, en 2010, avait suscité un fort intérêt du public, celle de Tim Cook, en 2015, sur l’Apple Watch n’a pas eu le même impact : la notoriété du produit a bondi de 19 points, mais l’intention de l’essayer et de l’acheter a baissé (de 3 et 4 points). L’Apple Watch paraît chère, peu utile sans iPhone, et ses fonctions peu convaincantes. Les premiers utilisateurs en ont peu parlé, et la concurrence a sorti des produits moins onéreux, moins exposés à la crainte de l’obsolescence.

Le manque d’information sur l’utilisation semble également un frein ; l’objet connecté appelle-t-il le retour à du conseil en magasin ?

P. G. : Le conseil et les démonstrations en magasin sont cruciaux pour de nombreux consommateurs : des rayons de produits connectés sans vendeur ne donnent pas de bons résultats. D’autant moins que les acheteurs déjà convaincus ont plutôt tendance à rechercher les meilleurs prix en ligne. Dans la phase de lancement, le rôle des fabricants et des distributeurs est essentiel.

Toutes les catégories de PGC sont-elles concernées ?

P. G. : Il est hasardeux de fixer des limites aux nombres et catégories de produits concernés, les progrès techniques et le développement du marché vont rapidement les repousser. Des analystes prévoient qu’ils seront plus nombreux que les téléphones mobiles dès 2018.

Vont-ils nous transformer en « hommes augmentés » ?

P. G. : La suspension en janvier 2015 de la production et de la vente de la Google Glass a touché l’un des appareils les plus célèbres préfigurant l’homme augmenté. Mais beaucoup d’autres sont en cours de développement, notamment dans le domaine médical, pour remplacer des organes déficients. Une réparation du corps peut aboutir à une augmentation des capacités de l’individu au-delà des limites humaines, ce qui nous ramène à l’homme augmenté. Une autre tendance peut prendre le dessus, celle de la réalité virtuelle : sept Français sur dix ont envie de l’essayer. Entre augmenter nos capacités dans le monde réel et expérimenter des mondes virtuels avec des capacités illimitées, et sans risque, il sera passionnant de voir quelles technologies auront le plus de succès. •

Propos recueillis par J. W.-A.

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