Bulletins de l'Ilec

Au-delà de la technique - Numéro 458

01/06/2016

Les retombées positives de l’Internet des objets sont nombreuses, notamment pour les entreprises. Mais la juste mesure des externalités, sociales ou environnementales, reste à prendre. Entretien avec Sandrine Macé, directrice académique de la chaire IoT, ESCP Europe

Qu’est-ce qui caractérise l’Internet des objets ?

Sandrine Macé : La diffusion du numérique dans l’économie réelle : Internet s’étend au monde non virtuel, les objets se dématérialisent, Internet se matérialise. C’est en cela que nous pouvons parler d’« Internet du tout connecté », l’idée que tout est connectable : la donnée, les individus, les processus et les objets. Internet a permis de virtualiser les relations, d’ouvrir les frontières dans l’espace et dans le temps ; l’Internet des objets les ancre à nouveau dans l’environnement physique et offre aux entreprises une possibilité inégalée de proximité avec leurs clients, par l’utilisation des produits et services.

Les écosystèmes d’objets connectés s’imposent-ils d’abord par l’entreprise ou par les usages domestiques ?

S. M. : Dans une étude de 2015, McKinsey estime que le marché du BtoB de l’IoT a une valeur potentielle deux fois supérieure à celle du marché grand public. Celui-ci est incertain : le grand public n’est pas encore convaincu, la demande peine en volume, et les marges fondent du fait de la chute des prix due à des concurrents agressifs (le chinois Xiaomi par exemple). Des acteurs tels que Withings, qui a acquis une forte notoriété avec sa balance, son tensiomètre et son bracelet enregistreur d’activité, se détournent du segment grand public, pour investir le marché plus mature des professionnels.

L’Internet des objets change-t-il radicalement l’expérience de l’utilisateur ?

S. M. : C’est tout l’enjeu es objets connectés grand public : augmenter de façon sensible l’expérience d’utilisation et de consommation grâce à la connectivité et aux services associés. La maison de champagne Mumm a lancé une bouteille destinée au monde de la nuit : quand le bouchon saute, son et image sont retransmis sur une installation audiovisuelle grâce à des capteurs placés sur la bouteille : une expérience auditive et visuelle personnalisable, qui amplifie celle d’un moment de fête, il ne s’agit seulement plus de boire du champagne en boîte de nuit.

Quels besoins stimulent le plus l’innovation ?

S. M. : L’efficacité ne se mesure plus uniquement en termes d’objectifs atteints, mais aussi en termes de rentabilité. L’innovation est portée par des besoins de gain de productivité et d’efficacité opérationnelle, que ce soit dans les relations interentreprises (usine connectée, logistique…) ou auprès du grand public (maison connectée, assurance, santé…). Le contrôle à distance en temps réel permet d’intervenir vite en cas de panne ; des données bien analysées, de détecter le risque de panne ; des informations reçues et traitées sans délais, d’ajuster les paramètres de la chaîne de production. Meilleure synchronisation et réduction des temps morts diminuent la consommation d’énergie. L’innovation concerne aussi les applications périphériques aux objets, répondant à des besoins ludiques.

Les fabricants sont-ils conduits à échanger des données ?

S. M. : Oui, la capacité d’interaction et d’échange de données entre objets est un défi majeur ; selon McKinsey, elle serait àl’origine de 40 % de la valeur générée par le marché de l’IoT. Essentielle, mais pas encore au rendez-vous : des standards techniques concurrents ralentissent la diffusion des objets connectés grand public.

La protection de la vie privée ne serait-elle pas le frein le plus fort ?

S. M. : Le prix est le premier frein majeur, mais devrait l’être moins à l’avenir du fait d’une forte concurrence. La complexité d’utilisation en est un autre ; le pilotage par la voix (Alexa d’Amazon) va simplifier l’usage. Encore faut-il que l’objet apporte un service complémentaire utile : il y a une justice, ce n’est pas parce qu’une balance est connectée qu’elle est mieux, ne fournir que des données de mesure de soi semble insuffisant. Enfin, une mauvaise protection des données est aussi un frein, mais le risque de défaillance avec les données individuelles est sous-estimé : parce que les consommateurs ne savent pas ce que deviennent leurs données, donc ne peuvent évaluer un risque, et parce que même s’ils pensent à un risque, ils en relativisent la probabilité. Cette faible prise de conscience fait que la protection des données ne me semble pas le frein essentiel. Mais elle évoluera avec la multiplication et la médiatisation des fuites, piratages et utilisations excessives. Les marques ne doivent pas négliger le respect des données et la garantie de sécurité, partie de leurs engagements : la sanction par les consommateurs de celles qui seront en défaut sera sévère.

Il y a les objets qu’on choisit ou non, mais si d’autres nous sont imposés, comme le compteur Linky ?

S. M. : Que Linky soit imposé ou pas, est-ce la question ? Est-ce que cela ne masque pas un problème plus grave qui concerne l’ensemble des données digitales, l’utilisation des données personnelles selon des règles contraires à l’éthique ? Vous pouvez acheter un objet connecté de votre plein gré et ne pas savoir la nature des informations collectées, enregistrées, transmises à des tiers, leur exactitude, l’exploitation par les algorithmes. Est-ce normal ?

L’internet des objets peut-il inspirer de nouveaux canaux de distribution ?

S. M. : L’intégration de capteurs permettra aux industriels de collecter par leurs produits des informations personnalisées sur leurs clients et de développer une relation directe. L’Oréal est sur le point de commercialiser un patch connecté sous la marque Roche-Posay, qui donnera accès à des graphiques, statistiques et conseils, afin de se protéger du soleil, notamment des UVA, et prévoit un système de notification. Les capteurs permettent aussi de recenser les ventes et les stocks magasin par magasin, en temps réel, et d’adapter en fonction la logistique, des promotions ou des messages publicitaires.

Vous soulignez le caractère énergivore des objets connectés…

S. M. : La société de l’ère numérique reste à inventer. Le monde connecté touche à des enjeux sociétaux majeurs. Au-delà des gains économiques, la société bénéficiera de l’IoT en termes de qualité de vie : gains de temps, de santé, environnement plus sain, économies de gestion, infrastructures améliorées (éclairage intelligent). Mais n’oublions pas les externalités négatives, négligées dans les calculs de gains économiques : les objets connectés produisent une quantité gigantesque de données, transmises et conservées dans des centres de traitement de l’information dont la consommation en énergie et l’impact (matières premières, pollution, CO2) sont considérables. Or une minorité des données collectées sont exploitées : 1 % de l’information générée par les trente mille capteurs d’une plateforme pétrolière seraient utilisées dans la prise de décision ! On ne peut que recommander aux fabricants de s’interroger dès la conception sur les raisons d’équiper des objets de solutions techniques sophistiquées. En outre, les conséquences d’une « société automatique » (Bernard Stiegler) sur l’emploi doivent être considérées. Il est temps d’œuvrer à la complémentarité de la créativité humaine et de l’algorithme, plutôt qu’à la substitution de l’un à l’autre. L’exploitation des données privées peut nuire au bien-être. De tous les enjeux, les enjeux sociétaux sont les plus importants. •

1. La chaire IoT organise le 20 octobre 2016 une rencontre sur le thème de « L’Internet des objets : création de valeur et nouveaux modèles économiques », autour de nombreux experts. Renseignements sur www.escpeurope.eu/fr.

Propos recueillis par J. W.-A.

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