Bulletins de l'Ilec

Derrière l’objet, le service - Numéro 458

01/06/2016

L’innovation n’est pas dans les objets, souvent gadgets, mais dans les usages auxquels ils se prêtent, pour les consommateurs et pour les entreprises. Entretien avec Christophe Benavent, professeur (marketing et management des organisations)1 à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense

Après Internet et la mobilité qui a permis d’y avoir accès partout, les objets connectés sont-ils troisième révolution numérique ?

Christophe Benavent : Les objets connectés ne sont qu’une continuation d’Internet, une extension de son domaine que résume l’acronyme IoT (« Internet des objets »). Ce qui peut être nouveau, c’est que ces objets communiquent entre eux. Que peuvent-ils apporter de révolutionnaire ? Nous n’en savons encore rien. Nous cultivons des espérances, mais l’incertitude et l’ignorance prévalent quant à la nature des nouveaux services. Nous sommes dans la situation de 1995 quand la Toile est apparue : loin d’imaginer Uber ou Airbnb. L’un des secteurs les plus actifs, peut-être parce que le plus gadget, est celui des objets qu’on porte sur soi. Ce n’est pas un grand succès : pour les bracelets, qui représentent l’essentiel de ce marché, 70 % des gens abandonnent au bout de quelques semaines.

La maison devrait être un espace privilégié, ne serait-ce que pour répondre à la question des économies d’énergie. La santé fait fantasmer pour des raisons de politique publique : l’hospitalisation à domicile coûterait moins cher à la Sécurité sociale – se pose alors la question de la protection des données médicales. On prête beaucoup de qualités à des objets qui ne sont pas encore au point sur le plan technique. Les mesures ne sont pas précises. Ce n’est pas grave quand il s’agit de compter les pas avec un bracelet. Ça l’est davantage quand il faut mesurer la pression du cœur ou le taux de glycémie. L’automobile devient un objet connecté sur le plan de la maintenance. Nous sommes au début d’un mouvement.

Les montres digitales et autres bracelets de fitness ne sont-elles que des innovations incrémentales ?

C. B. : Totalement incrémentales. On essaie de les faire passer pour des révolutions, mais il n’y a rien de révolutionnaire : on utilise des composants existants, on profite de la miniaturisation, on ne fait que réassembler. Le problème, pour ces objets, est justement le manque d’innovation, au sens de l’usage que peuvent en avoir les consommateurs. L’innovation n’est pas dans les objets, elle est dans les services et la manière dont on va les conduire.

Combien de terminaux par tête demain (téléphone, tablettes, montres, casques…) ?

C. B. : On va vers une multiplication. Mais une fausse multiplication, car le véritable service n’est plus dans l’écran mais dans le Nuage, ordinateur central, qui rend le consommateur dépendant. Les écrans ne sont plus que des terminaux, alors qu’ils étaient des unités de calculs.

La fabrication d’objets connectés est-elle réservée aux ingénieurs, ou va-t-on en fabriquer chez soi ?

C. B. : Le consommateur est paresseux. Le maître mot est « à la demande », comme le prouve Uber, qui fonctionne car les créateurs ont trouvé le moyen de satisfaire le consommateur dès qu’il en a besoin avec un minimum d’effort. Le consommateur a toujours besoin d’être assisté. L’imprimante 3D peut concerner quelques passionnés, elle relève de la blague pour les consommateurs ! Les enfants jouent au Lego, pas les adultes.

Les objets connectés mobiles vont-ils nous transformer en « hommes augmentés » ?

C. B. : Je dirais plutôt en humains prothétiques, car cela relève davantage de la prothèse.

Leur multiplication va-t-elle avoir un grand impact sur l’assurance ?

C. B. : C’est un marché plein d’opportunités pour les assurances, comme l’attestent Allianz et Direct Assurance qui proposent un contrat facturé selon la qualité de la conduite. Les assurances s’ouvrent un nouveau marché en rendant obligatoire, avec la bénédiction des pouvoirs publics, les alertes incendies dans les domiciles. La protection sociale, pour l’heure, ne semble pas encore touchée, du moins en France. Mais demain, pourquoi ne pas imposer une fourchette connectée qui mesurera le mauvais cholestérol absorbé ? Et inciter les salariés à mieux se nourrir ?

L’arrivée des objets connectés programme-t-elle l’obsolescence des objets qui nous environnent déjà ?

C. B. : Je n’aime pas le procès d’obsolescence fait aux entreprises. Je doute que cela soit vraiment planifié, cela relève davantage de la logique industrielle : si l’on vend une voiture à bas coût, on est obligé de gagner sur certaines pièces. En termes d’usages, il se peut que certaines personnes repensent leur vie quotidienne : des objets vont devenir obsolètes, d’autres vont trouver une nouvelle vie. C’est le comportement qui va faire changer les choses. À quoi cela sert d’avoir une voiture quand sur le téléphone portable on a accès à Blablacar !

La domotique est-elle une arme contre le gaspillage domestique ?

C. B. : Je n’y crois pas. Cela me semble relever du gadget. La réduction du gaspillage alimentaire passe d’abord par un changement de comportement (finir son assiette par exemple). Le poste vraiment important dans la maison est l’énergie et son contrôle, pour limiter les dépenses. Les consommateurs sont égoïstes et pingres, il faut viser leurs vices, pour voir où sont possibles et souhaitables les applications, celles qui peuvent leur faire faire des économies. Pour les médicaments, on pourrait imaginer sur les boîtes des puces annonçant la date de péremption.

Peut-on s’attendre à ce que les objets du futur aient une plus grande longévité, seulement besoin de mises à jour logicielles ?

C. B. : La mise à jour logicielle applique un vieux principe marketing : on achète le produit pas trop cher, et on paie les mises à jour. Après divers échecs, les applications destinées à programmer la liste des courses quotidiennes sont-elles sur le point d’être relancées ?

Ce qui en a entravé le développement était-il d’ordre technique ?

C. B. : C’est la grande question dans le monde de la distribution. Aujourd’hui, malheureusement, personne ne l’a résolue. Or c’est un élément clé. Le problème n’est pas technique, il réside dans l’absence d’accords entre les distributeurs et les producteurs pour normaliser les références de produits. Ce sont des acteurs de type Gafa qui auront la capacité de dépouiller les bases de données. Des historiques de listes de courses existent déjà sur les sites de drive, mais ce qui manque aux distributeurs, c’est la culture de la donnée, ils ne savent pas faire des algorithmes.

Vous dites qu’avec les objets connectés, qui sont autant de capteurs, les algorithmes constituent autour de nous un agenda universel… Va-t-il tout organiser dans nos vies ?

C. B. : Le rôle des algorithmes est de faire de la coordination. D’où l’image de l’agenda. Les objets en eux-mêmes ne sont pas intéressants, ce qui prime ce sont les algorithmes qui vont permettre de délivrer des services, coordonner le vendeur, l’acheteur, le transporteur et le livreur. •

1. Dernier ouvrage : Plateformes (Sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux… Comment ils influencent nos choix), FYP, 2016.

Propos recueillis par J.W. A.

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