Bulletins de l'Ilec

Des amis et des mouchards - Numéro 458

01/06/2016

Nous devons savoir que la plupart des objets qui nous rendent service en sauront beaucoup plus sur nous que nous n’en savons sur eux. Et qu’ils influencent notre caractère. Entretien avec Serge Tisseron, psychiatre, membre de l’Académie des technologies

Les divers objets connectés portables vont-ils transformer les consommateurs en « hommes augmentés » ?

Serge Tisseron : Aujourd’hui, en France, un tiers de la population possède un objet connecté portable qui lui permet de mesurer ses données physiologiques. La plupart de ces personnes sont en bonne santé. Elles mesurent ces données de leur propre initiative par souci de bien-être, notamment pour évaluer leurs performances sportives. Ces objets les informent sur leurs données physiologiques, mais ne les modifient pas. La situation devient différente si un objet a pour but d’interpréter les données qu’il connecte, c’est-à-dire de fournir un diagnostic, ou s’il est utilisé pour le suivi d’une maladie chronique, notamment le diabète ou l’hypertension artérielle. Il est alors considéré comme un dispositif médical et doit respecter une réglementation stricte. Bientôt, ces objets seront utilisés dans le cadre de la santé personnalisée, par exemple pour favoriser l’administration de médicaments selon les rythmes biologiques propres à chacun. On pourra alors parler d’homme augmenté.

Ces objets menacent-ils la vie privée ?

S. T. : Le problème n’est pas l’existence de nouveaux moyens de mieux connaître les réactions des consommateurs, c’est que les consommateurs sont mal informés des tenants et des aboutissants des informations recueillies sur eux. En effet, avec les objets connectés, la capture des données personnelles de chacun n’est plus explicite et temporaire, comme lorsque nous allumons notre ordinateur ou utilisons notre téléphone mobile. Elle va devenir implicite et permanente. Cela représente une menace sur la vie privée. Il faut poser comme principe la propriété par chacun de ses données personnelles. Si je confie des effets personnels au pressing, ce n’est pas pour qu’un employé enregistre la marque de mes vêtements, leur degré d’usure, le fait qu’ils sont usés à un endroit ou un autre, ou regarde ce que j’ai pu y laisser. C’est au même problème que nous confrontent les objets connectés : nous en attendons un service, et nous ne savons rien des droits que s’octroie celui qui nous le rend. Il ne faut pas seulement nous demander à quoi servent les objets connectés, mais qui ils servent. Nous en tirons des bénéfices, mais ne sont-ils pas peu de chose par rapport aux formidables mines d’informations, et de revenus, qu’ils rapportent à ceux qui nous les proposent ?

Ouvrent-ils la voie à une forme inédite de démocratie consumériste, ou d’économie démocratique ?

S. T. : Les réseaux numériques et les objets interconnectés vont donner de plus en plus de pouvoir aux utilisateurs et aux fournisseurs d’accès. Du côté des fournisseurs d’accès, les pouvoirs sont considérables et absolument pas démocratiques. Ils ont les moyens de réduire le monde de chaque usager en le saturant d’informations unilatérales, de telle façon qu’il est conduit à s’enfermer toujours plus dans une bulle qui détermine sa consommation d’objets matériels, d’informations et de loisirs.

Reste que malgré leur visée hégémonique et leur fréquent mépris des lois, ils permettent aux utilisateurs qui le désirent d’accéder à plus de savoirs et de possibilités de s’exprimer. Du côté de ces utilisateurs, en effet, les nouveaux outils permettent de remodeler sans cesse les informations qui circulent. Les plates-formes numériques encouragent la coopération, élément constitutif du combat pour changer nos représentations. Elles permettent d’informer chacun sur la réalité des produits proposés. Mais pour parler de démocratie, il faut introduire la bienveillance réciproque : respecter l’autre dans ses choix. Ce n’est pas la règle sur Internet, hélas ! Enfin, dans le domaine médical, les objets connectés risquent aussi de créer de nouvelles inégalités. On parle de médecine personnalisée, plus seulement réparatrice, mais augmentative, et même d’hybridation homme-machine. Ces progrès ne profiteront pas à tous. Les objets interconnectés vont aggraver les différences sociales

Avec des objets intelligents censés nous combler toujours, la moindre contrariété risque-t-elle de nous paraître toujours plus insupportable ?

S. T. : Nos téléphones mobiles nous ont rendus moins tolérants à l’attente. Les objets connectés capables de s’adapter à nos désirs risquent de nous rendre moins tolérants à la différence avec l’autre, et au caractère imprévisible de tout être humain. Avec de tels outils à notre disposition, nous allons devoir apprendre le respect de l’autre et l’empathie. Je parle de l’empathie complète, qui associe une dimension affective et une dimension cognitive. Elle constitue en effet l’antidote à la transparence dangereuse qu’imposent les plates-formes numériques.

Il y a les objets connectés qu’on choisit, mais d’autres peuvent-ils nous être imposés, comme le compteur Linky …

S. T. : Les protestations autour du compteur Linky montrent que les consommateurs ne veulent plus être pris pour des cibles passives, et c’est bon signe. Aucun pays démocratique n’admettrait que des entreprises se mettent d’accord pour imposer à tous un seul modèle de voiture muni d’un système de surveillance ultraperfectionné de ses passagers. Alors pourquoi un compteur électrique ?

La domotique serait-elle porteuse de conflits intrafamiliaux inédits (programmation de l’environnement, surveillance mutuelle…) ?

S. T. : Les objets interconnectés vont être de formidables amis et d’imprévisibles mouchards. Chacun sera une cible possible pour les pirates informatiques. Et il y a le danger d’une surveillance mutuelle, les patrons surveillant les employés, et les parents les enfants. Les manteaux munis d’une puce permettant de suivre les déplacements des enfants se vendent déjà comme des petits pains ! Les machines à café qui nous feront le plaisir de nous reconnaître et de nous proposer notre boisson habituelle sans que nous ayons à la demander transmettront en même temps nos données de consommation, nos déplacements et nos conversations au fabricant de la machine, voir à notre employeur ou à notre compagnie d’assurances.

Là encore, il nous faudra prendre du recul par rapport à l’angélisme positiviste qui a dominé le xxe siècle : le progrès technique ne conduit pas systématiquement à des sociétés plus humaines où les citoyens ont plus de liberté et plus de bonheur. La loi El Khomri reconnaît un droit à la déconnexion dans les entreprises, il faudra imposer aussi le droit au silence des puces et des objets connectés, et créer des zones hors connexion ou chacun sera assuré que ses propos et ses actes ne sont pas sous surveillance. Ce sera demain un axe de lutte majeur dans les usines et les bureaux.

Les algorithmes vont-ils bientôt tout organiser dans nos vies ?

S. T. : Déjà, si je me rends sur un site de rencontre en ligne, un algorithme me propose les personnalités avec lesquelles je suis censé le mieux pouvoir m’entendre. Je peux accepter ses propositions ou les refuser. Mais il y a des situations où je n’ai pas le choix, comme lorsque Google fait apparaître certaines informations en réponse à mes questions. Je crois que ce sont les réponses générales données par Google à mes questions, mais ce sont en réalité celle que Google fabrique pour moi en fonction de ce qu’il connaît de moi. Je ne peux pas empêcher cela, mais je peux savoir que cela existe. L’un des grands combats du xxie siècle sera la connaissance par les usagers des tenants et des aboutissants des algorithmes censés les aider dans leurs choix, qui trop souvent sont destinés à les aliéner à des fournisseurs d’accès et à leurs actionnaires. Nous avons le droit de savoir de quoi est fait ce que nous mangeons et de quoi sont faites nos maisons, nous devons imposer le droit de savoir selon quels principes sont conçus les algorithmes qui gèrent nos données. •

1. Dernier ouvrage paru : le Jour où mon robot m’aimera, vers l’empathie artificielle (Albin Michel) ; http://sergetisseron.com. 2. Odoxa, janvier 2015.

Propos recueillis par J. W. A.

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