Bulletins de l'Ilec

Une dérive et un correctif bien français ? - Numéro 459

01/08/2016

Aun principe de précaution internationalement institué, quoique souvent dévoyé en France, le principe d’innovation apporte un motif supplémentaire d’affiner l’analyse bénéfice-risque… Entretien avec Benoît Charot, avocat associé-gérant, et Marie Albertini, avocat associée, Reed Smith

La problématique principe de précaution et innovation s’est-elle posée publiquement ailleurs qu’en France ?

Benoît Charot : En droit international, c’est à l’occasion de la Conférence des Nations unies pour l’environnement et le développement de Rio, en juin 1992, que le principe de précaution a été consacré. Il est le principe n° 15 de la déclaration de Rio, point de départ de son insertion dans de nombreux textes internationaux. En droit européen, le principe de précaution n’est pas expressément défini. Il est cependant mentionné une première fois de manière explicite dans le traité de Maastricht, à l’article 174 qui mentionne que l’action de l’UE relative à l’environnement est « fondée sur les principes de précaution et d’action préventive ». Une communication de la Commission publiée en 2000 précise que « ce principe a connu une consolidation progressive en droit international de l’environnement qui en fait un véritable principe de droit international d’une portée générale ». Dans la pratique, le champ d’application du principe n’est pas limité à l’environnement mais concerne la santé, la protection des consommateurs, la sécurité… Marie Albertini : En France, le principe de précaution a été affirmé pour la première fois en 1995 par la loi « Barnier II », relative au renforcement de la protection de l’environnement. En 2005, le principe de précaution a été inscrit à l’article 5 de la Charte de l’environnement, qui a valeur constitutionnelle. Cet article prévoit que « lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation d’un dommage ».

Dans quels domaines est-il fondé de dire que le principe de précaution a fait l’objet d’une lecture erronée, qui, d’un principe d’action en a fait un principe d’abstention ?

B. C. : Selon l’article 5 de la Charte de l’environnement, les autorités publiques ne peuvent appliquer le principe de précaution que s’il existe une possibilité de dommage grave et irréversible susceptible d’affecter l’environnement. Si les conditions de son application sont réunies, des procédures d’évaluation du risque doivent être mises en place et des mesures provisoires et proportionnées adoptées. Cependant, les autorités publiques se sont largement affranchies de la lettre du texte pour faire du principe de précaution un usage politique conduisant à des situations de blocage. À ce titre, on peut citer l’interdiction du bisphénol A, une substance chimique utilisée couramment pour la fabrication industrielle de plastique, suspectée de constituer un perturbateur endocrinien et d’être toxique pour la reproduction. En 2010, la France a suspendu la commercialisation de biberons produits à base de bisphénol A ; elle a étendu en 2012 l’interdiction à tout contenant alimentaire destiné aux enfants de moins de trois ans. Depuis le début de 2015, cette interdiction est générale et s’applique à tous les matériaux en contact avec des aliments. La France est le seul pays à avoir institué une telle interdiction générale en vertu du principe de précaution, alors qu’il existe une controverse scientifique sur le sujet. De plus, trouver des produits de substitution ayant les mêmes avantages que le bisphénol A pose de réelles difficultés.

M. A. : L’interdiction des OGM est un autre exemple d’interprétation erronée du principe de précaution. Dans ce dossier, la France a constamment tenté de s’opposer aux décisions européennes d’autorisation de culture de plantes OGM, afin d’en exclure l’application sur son territoire. Depuis 1998, les ministres de l’Agriculture successifs ont pris des arrêtés d’interdiction d’une variété de maïs OGM. ` Avec constance, le Conseil d’État a annulé ces arrêtés d’interdiction, faisant une application positive du principe de précaution en vertu de laquelle une interdiction n’est justifiée que si l’évaluation des risques est aussi complète que possible, et non pas fondée seulement sur des hypothèses scientifiques non vérifiées. De la même façon, le Conseil d’Etat a annulé les arrêtés municipaux des maires qui interdisaient la plantation de variétés OGM sur le territoire de leur commune. Pour vaincre cette résistance du Conseil d’Etat, le Parlement a adopté une proposition de loi, du 2 juin 2014, dont l’article unique interdit la mise en culture de maïs génétiquement modifié. Mais depuis qu’en 2015 une directive européenne a étendu les motifs d’interdiction de mise en culture des OGM aux objectifs de politique environnementale, à l’affectation des sols ou aux incidences socio-économiques, le principe de précaution n’est plus seul à pouvoir être invoqué contre les cultures d’OGM.

Instituer le « principe d’innovation » ne va-t-il pas avoir pour effet de rejeter le principe de précaution dans son interprétation de frein ou d’abstention, contre laquelle sa définition milite pourtant ? Et comment le principe de précaution pourrait-il ne pas dériver vers un principe d’abstention, s’il est ravalé à un rôle de dernier recours ?

B. C. : Le principe d’innovation est normalement le corollaire du principe de précaution. En 2013, le CESE a souligné le lien étroit existant entre principe de précaution et innovation, en affirmant que « la juste application du principe de précaution favorise un effort accru de recherches pour améliorer les connaissances sur les risques potentiels. Il ne s’agit pas d’un principe d’abstention, exigeant la preuve de l’innocuité au préalable ». La principale difficulté relative au principe de précaution ne résulte pas du principe lui-même, tel qu’il est défini en droit français, mais plutôt de son application et des comportements des individus lorsqu’ils sont confrontés au risque. Le paradoxe d’Ellsberg montre que face à un choix comportant risque et incertitude, l’esprit humain tend à écarter l’incertitude. Par ailleurs, de nombreux travaux d’économistes ont établi l’existence d’un « biais de statu quo » qui pousse les individus à préférer la situation présente à une situation future ou alternative plus incertaine et potentiellement plus risquée. Cette aversion au risque est susceptible d’agir sur l’attitude des régulateurs en encourageant des comportements précautionneux. C’est pourquoi se sont multipliées des propositions de loi visant à supprimer ou à amender le principe de précaution en l’équilibrant par le principe d’innovation.

Certaines ONG militent pour l’instauration d’un principe d’innovation responsable en remplacement du principe de précaution, afin de favoriser la croissance et la compétitivité. Certaines ONG militent pour l’inversion de la preuve, qui serait telle que toute innovation devrait prouver son innocuité. Le principe d’innovation sera-t-il opposable à cette exigence ?

M. A. : Qu’il s’agisse de l’application du principe de précaution ou d’un principe d’innovation, exiger d’un produit qu’il fasse la preuve de son innocuité avant sa mise en marché revient à exiger une preuve impossible. Ni la preuve incontestable de la nocivité, ni celle de son contraire n’ont de place dans le champ d’application du principe de précaution. En réalité, la charge de la preuve revient déjà au promoteur du produit ou de l’activité susceptible de présenter des risques, lorsqu’il existe un régime d’autorisation préalable, comme pour les médicaments ou les OGM. Du côté du principe de précaution ou du principe d’innovation, l’analyse bénéfices-risques demeure fondamentale. N’y avait-il pas moyen de favoriser l’innovation sans l’invocation juridique (magique ?) d’un « principe » ? B. C. : L’idée de définir un principe d’innovation est née en réaction à l’instauration du principe de précaution, ou plus précisément de son interprétation erronée et de son application inadaptée tant par les pouvoirs publics que par les citoyens. De nombreux acteurs économiques et scientifiques se mobilisent en faveur de la promotion de l’innovation. Celle-ci peut être facilitée par le développement de synergies et de partenariats entre acteurs en vue d’une mutualisation des ressources et des compétences. Le principe d’innovation peut également être appuyé par la mise en place d’incitations fiscales, d’aides ou de subventions.

Pensé à l’origine à propos de l’environnement mais bientôt étendu à la santé, le principe de précaution pourrait-il s’étendre encore, au social par exemple, au titre de la RSE, et conduire à reconsidérer des innovations en invoquant un risque non avéré mais vraisemblable de délocalisation, ou de chômage, de dégradation des conditions de travail, etc. ?

M. A. : Le principe de précaution ne peut pas voir son champ d’application étendu à l’infini. Jusqu’à présent, la jurisprudence en a fait une application plutôt équilibrée et modérée. J’ai cité la jurisprudence du Conseil d’État en matière d’OGM, on peut se référer aussi à la jurisprudence sur le contentieux des antennes relais de téléphonie mobile. Le Conseil d’État a souvent annulé les arrêtés d’interdiction d’installation d’antennes relais pris par les maires, et le juge a dans la grande majorité des cas rejeté les plaintes des riverains contre les opérateurs. En matière sociale, on pourrait imaginer d’invoquer le principe de précaution au sujet des risques professionnels nouveaux (maladies ou accidents du travail) auxquels pourraient être exposés des salariés. Mais je n’ai pas connaissance qu’il l’ait été, certainement parce que l’employeur est déjà tenu de ne pas soumettre ses salariés à des risques pour leur santé ou leur sécurité.

Avec la loi Sapin II, les lanceurs d’alerte seront-ils fondés à invoquer le principe de précaution dans les entreprises ?

B. C. : Il ne s’agit encore que d’un projet adopté par l’Assemblée nationale, modifié par le Sénat et qui doit être examiné en commission mixte paritaire. Le projet adopté par l’Assemblée perme au lanceur d’alerte de signaler les faits présentant des risques ou des préjudices graves pour l’environnement ou pour la santé. Cette référence aux risques ou préjudices graves a été supprimée par le Sénat, qui définit le lanceur d’alerte comme une « personne physique qui signale, dans l’intérêt général, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime, un délit, ou une violation grave et manifeste de la loi ou du règlement dont il a eu personnellement connaissance ». Cette rédaction paraît exclure la référence au principe de précaution. Reste donc à savoir ce qui sera décidé en commission mixte paritaire, entre la proposition initiale du gouvernement qui ne donnait pas de définition du lanceur d’alerte et celle du Sénat, selon laquelle seul un comportement illégal ou illicite peut constituer le fondement d’une alerte.

Propos recueillis par J. W.-A.

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