Bulletins de l'Ilec

Permanences et singularités - Numéro 467

25/09/2017

L’a prime à l’export ou à la taille côté fournisseurs, au format de magasin grand supermarché et à la stratégie de marge côté distributeurs. Dans un contexte économique et réglementaire changeant, les années ont souvent confirmé voire accentué l’influence de certains facteurs sur la rentabilité des acteurs, qui n’en répondent pas moins à des modèles divers. Enseignements de la compilation de milliers de comptes sociaux. Entretien avec Simon Parienté, professeur émérite de finance à l’université de Toulouse 1 Capitole

Vous vous référez à plusieurs concepts dans vos analyses financières. En quoi l’un est-il plus pertinent qu’un autre ? Faut-il par exemple privilégier la rentabilité de tout le capital employé ou celle des seuls fonds propres ?
Simon Parienté : Un taux de rentabilité doit toujours être un rapport entre un résultat et les moyens utilisés pour l’obtenir. Le numérateur du ratio est un solde de gestion et le dénominateur représente le capital investi, par tous les investisseurs ou par les seuls propriétaires. Les deux termes du ratio doivent être comparables. La rentabilité économique (rendement des capitaux engagés, ou Roce) est celle que se partagent tous les bailleurs de fonds, actionnaires et prêteurs. La rentabilité financière (ROE) désigne la rémunération des propriétaires exclusivement : c’est un retour sur capitaux propres. Rentabilité économique et rentabilité financière sont des taux hors coût du capital investi. La double information sur le taux de rentabilité et le coût du capital livre un enrichissement net ou création de valeur (ou destruction) ; ce ratio relativise les rentabilités économique et financière, en chiffrant une rentabilité nette de coût financier (demande des investisseurs).
La marge rapportée au chiffre d’affaires est parfois qualifiée, à tort, de taux de rentabilité. La marge est en réalité l’une des deux variables explicatives du taux de rentabilité. L’analyste financier cherche à mesurer la rentabilité de trois formes de capitaux investis : l’actif économique, l’actif d’exploitation et les capitaux propres. L’actif économique est calculable par les emplois : immobilisations non financières, besoin en fonds de roulement et actif financier (il l’est aussi par les ressources : capitaux propres et empruntés). L’actif d’exploitation est constitué seulement des immobilisations et du besoin en fonds de roulement.
Deux taux de rentabilité sont ainsi chiffrables. Généralement, le retour sur capital calculé avec l’actif d’exploitation « Roce-AEX » a plus de valeur informative, car il rend compte de la rémunération des capitaux immobilisés dans le métier de l’entreprise, qu’il s’agisse d’un distributeur ou d’un industriel. Le Roce-AEX est plus à même de livrer une information sur la viabilité d’une entreprise dans son secteur. Le retour sur capital calculé avec l’actif économique (Roce-AEC), lui, est influencé par les revenus financiers. Pour telle société qui a des activités de fabricant mais pilote aussi un portefeuille de participations, le Roce-AEC est beaucoup plus fort que le Roce-AEX, en raison de l’importance des revenus financiers tirés du contrôle d’autres sociétés. Quant au rendement des capitaux propres (ROE), il est formé d’un socle fondamental (Roce net d’impôt) et d’un surplus dû à la prise de risque (endettement).

Des capitaux peuvent-ils être réputés rentables sans « créer de la valeur » ?
S. P. : Dans l’absolu, oui. Un capital est rentable dès lors qu’il est à l’origine d’un revenu résiduel positif. Mais il ne peut enrichir les parties prenantes que si le ratio acquis est supérieur à la demande des pourvoyeurs de fonds calée sur la prise de risque…

Les indicateurs les plus pertinents sont-ils ceux couramment utilisés par les analystes boursiers ? Par les médias et l’opinion publique ?
S. P. : Roce et ROE sont largement utilisés par les analystes boursiers dans leurs recommandations. Les sites d’information financière donnent d’autres points de repère se rapportant aux marges opérationnelles (excédent brut d’exploitation et bénéfice avant impôts), au résultat net par action ou au ratio d’endettement.
Lorsqu’une société est cotée, d’autres indicateurs sont employés, comme le multiple de résultat net, le rendement en dividende (résultat distribué comparé au cours) ou la valeur actionnariale créée, qui mesure l’enrichissement net d’une période rapporté à la mise initiale. Ces critères sont censés fournir l’appréciation externe d’une société par le marché. Pour bien faire, le diagnostic devrait se poursuivre par la recherche d’une corrélation entre cette perception et les fondamentaux internes (chiffres comptables).
Les indicateurs plus accessibles à l’opinion publique sont des flux (chiffre d’affaires), des soldes nets élémentaires (marge brute, valeur ajoutée, résultat d’exploitation…), des taux de marge et des postes de bilan qui informent sur l’endettement ou sur la taille des investissements. Mais ces informations brutes ne sont utiles que dans un dispositif comprenant un constat et une démarche explicative.

La « création de valeur » définie comme un excédent de rentabilité n’est-elle pas réductrice, à l’heure où l’on parle de plus en plus de création de valeur sociétale, avec incidence sur la performance ?
S. P. : Effectivement, on parle de plus en plus de création de valeur pour un grand nombre de parties prenantes, qui ne sont pas tous des apporteurs de capitaux. Parmi ceux que peut affecter la gestion d’une entreprise, on trouve les clients, les fournisseurs, les salariés, les managers, les médias ou encore l’État. S’en tenir aux propriétaires et aux prêteurs est un choix réducteur, mais il est commode puisqu’on peut, pour ces ayants-droit, estimer le coût des sommes mises à disposition.
Pour les autres parties prenantes, l’analyse des conséquences des choix doit prendre une forme plus qualitative que formelle. Et l’incidence sur la valeur créée (ou détruite) des forces, faiblesses, opportunités ou menaces propres à de nombreuses parties prenantes, dont les intérêts respectifs peuvent être divergents, est difficile à calibrer.

Y a-t-il des normes de rendement requises ? Par qui ou de quel point de vue ?
S. P. : L’apporteur de capitaux veut que son investissement lui rapporte le taux d’un placement sûr, majoré d’une prime de risque. Ce surcroît de rendement est fonction d’un facteur principal de risque, imputable à l’activité sociale, et d’une variable de nature à accroître l’instabilité du revenu futur, l’endettement financier.
Les données boursières sont utilisées pour déterminer les index de risque avant et après prise en compte des structures particulières de financement. Par exemple, les distributeurs supportent un risque économique supposé commun à tous les acteurs (« bêta désendetté » dans le vocabulaire des analystes) et un risque additionnel dû à la dette ; c’est ainsi que, du fait de leur endettement, le coût des capitaux propres des distributeurs indépendants est en moyenne plus élevé que pour les actionnaires des distributeurs intégrés.

Les déterminants de la performance des industriels de PGC ont-ils évolué depuis la crise de 2007 ?
S. P. : Les fournisseurs de la distribution (3 864 sociétés dans notre échantillon) affichaient en 2015 des Roce relativement comparables à ceux obtenus avec des comptes 2007 et 2008. En fait, c’est la structure des taux de rentabilité qui a changé. Les marges sont moins fortes aujourd’hui, et les coefficients de rotation du capital investi de meilleure qualité.

Dans les industries de PGC, les différences de rentabilité se sont-elles creusées selon la taille des entreprises, et leur activité alimentaire ou non alimentaire ?
S. P. : La population d’industriels du non-alimentaire ne représente que 24 % de l’ensemble des industriels de PGC. Outre le DPH (droguerie, parfumerie, hygiène), composante déterminante, figurent dans l’échantillon non-alimentaire des spécialistes d’articles de voyage, de papeterie, de sport, du jouet et de la reproduction d’enregistrement vidéo, formant un sous-ensemble « culture et loisirs ». Il ressort que ce sont les tout premiers acteurs du DPH qui tirent vers le haut les rentabilités brute et nette de l’échantillon non-alimentaire.
Dans l’alimentaire, ce sont les industriels des boissons rafraîchissantes qui sont les plus rentables, à l’opposé des industries de transformation-conservation de produits de base. Les premiers ont une structure du rendement parfaitement équilibrée, entre marge et rotation, alors que les seconds se caractérisent par des revenus résiduels faibles non compensés par un fort effet de volume.
Il y a par ailleurs une relation étroite entre la taille des sociétés et les retours sur capitaux investis, quelle que soit la nature de l’activité, alimentaire ou non. Les petites entreprises industrielles, entre 2 et 10 M€ de CA, affichent une rentabilité (Roce) deux fois moindre que celle des ETI dont le CA est supérieur à 500 M€. Les premières détruisent de la valeur, les secondes en créent largement. Trois variables différencient bien ces deux groupes : l’investissement d’exploitation (fort pour les petites entreprises), la marge (plus élevée pour les ETI) et le chiffre d’affaires étranger (30,5 % dans le groupe ETI, 13,3 % dans le groupe PME). En 2010, nous avions déjà observé que la taille améliorait la rentabilité, mais la répartition des industriels selon ce critère était moins précise, puisqu’un unique seuil de CA avait été retenu.

Le volume d’investissement connaît-il une évolution sensible depuis quinze ans dans les IAA françaises ?
S. P. : Jusqu’en 2009-2010, l’investissement dans les IAA a suivi une évolution comparable à celle de toute l’industrie manufacturière. En 2010 a commencé une chute des investissements qui s’est poursuivie jusqu’en 2015 (moins 20 % par rapport à 2008 selon l’Ania). A priori, cette situation (baisse marquée des dépenses en capital) est la conséquence d’une dégradation globale des performances, dans un contexte peu favorable de hausse du prix des matières premières et de déflation pour les produits finis de grande consommation. Nos résultats 2015 portant sur les ensembles agrégés de sociétés de l’alimentaire sont effectivement moins bons que ceux obtenus avec les comptes 2008, sans que cet écart paraisse intégralement imputable à la différence des échantillons.

Quelle est l’importance du chiffre d’affaires réalisé à l’étranger dans la rentabilité des industriels ? Cette importance a-t-elle crû depuis dix-quinze ans ?
S. P. : Le rôle positif joué par la dynamique à l’étranger avait déjà été mis en évidence dans nos études, et nos derniers travaux le montrent plus finement. Un chiffre d’affaires étranger (CAE) qui progresse en pourcentage du CA total présente des inconvénients comptables (tassement du coefficient de rotation du capital investi), mais ils sont plus que compensés par les avantages, spécialement lorsque le ratio CAE/CA est supérieur à 50 %  : la marge des fournisseurs de la grande distribution est alors deux fois plus forte que celle de l’ensemble des fournisseurs. C’est considérable. Et l’effet net est largement positif, puisque le Roce des sociétés à CAE supérieur à 50 % est égal à 1,7 fois celui des sociétés à CAE inférieur à 50 % . Le premier groupe crée beaucoup de valeur, le second en détruit. Deux secteurs de l’industrie de PGC s’opposent sous l’aspect du CAE : parmi les 30 % les plus dynamiques en matière de CAE, on trouve cinq fois plus de sociétés du DPH que de la transformation-conservation de produits à base de viande, de poissons ou de fruits et légumes.

Indépendants ou intégrés : depuis que vous étudiez la grande distribution, comment ont-ils évolué ?
S. P. : Pour les intégrés Carrefour, Casino ou Auchan, la performance se déduit de l’analyse des comptes de ces sociétés, fréquemment établis par formats de magasins. Pour les groupements Leclerc, Intermarché et Système U, les comptes des magasins ne sont pas consolidés, puisqu’il n’y a pas de dépendance financière à une structure centrale de propriété : nous avons agrégé les comptes de 1 737 sociétés, et recensé ceux d’un millier de franchisés à l’enseigne de distributeurs intégrés, des sociétés qui d’une certaine manière se conduisent comme des indépendants.
Selon l’une ou l’autre forme, la concentration s’est poursuivie dans la distribution, avec un poids affermi pour six grands acteurs seulement, et une évolution des résultats financiers qui paraît plus favorable aux distributeurs indépendants. Bien que les échantillons étudiés dans la plus récente étude ne soient pas tout à fait les mêmes que ceux du début des années 2000, il apparaît que les distributeurs indépendants enrichissent aujourd’hui davantage leurs parties prenantes que les intégrés. La valeur de ce constat est générale, établie avec des comptes agrégés comme avec des données individuelles (test sur les moyennes de groupe).

Au vu des résultats financiers sur quinze ans, y a-t-il lieu de dire que l’hypermarché est essoufflé ?
S. P. : Oui, l’hypermarché de grande taille (dans notre échantillon 508 magasins dont 228 Carrefour, 127 Auchan, 59 Cora et 94 indépendants ou franchisés) est devenu un format de magasin peu performant. Et c’est probablement le parc d’hypermarchés des intégrés, notamment celui de Carrefour et d’Auchan, qui est à l’origine de la diminution des performances du commerce intégré dans son ensemble, comparé au commerce indépendant (parmi les 50 plus grands hypermarchés français (2016) figurent 30 magasins Auchan et 15 Carrefour). Au début des années 2000, l’ensemble des distributeurs réunis, intégrés plus indépendants, paraissait plus performant que l’ensemble des industriels de PGC. Aujourd’hui, du fait des intégrés (Carrefour, Auchan et Casino essentiellement), la distribution est globalement en retrait, mais le seul ensemble des 1 737 indépendants est plus rentable que celui des 3 864 industriels étudiés, singulièrement sous l’aspect du retour sur capitaux propres.
Le grand hypermarché est le moins rentable des formats, à l’inverse surtout du grand supermarché. Le grand hypermarché appauvrit les parties prenantes, ce qui n’était pas le cas avant 2010, tandis que le grand supermarché les enrichit.

L’évolution de la législation commerciale, depuis le début des années 2000, a-t-elle eu des effets sur la rentabilité des distributeurs et les formats de magasin ?
S. P. : Les réformes successives depuis la loi Galland (réintégration des marges arrière dans le prix de vente) ont été perçues comme un mouvement vers une totale liberté de négociation des prix, de nature à tendre les relations entre fournisseurs et distributeurs. Ces modifications législatives visant le seuil de revente à perte (SRP) et les prix (leur baisse) auraient pu corriger la structure du rendement en faveur du coefficient de rotation comme moteur de la rentabilité. Si le changement a eu lieu, il n’a pas été globalement perceptible. En admettant que la mutation financière se soit réellement produite, elle a plutôt touché la rentabilité des indépendants, qui a été préservée voire bonifiée.
Un autre changement législatif me paraît avoir eu un effet plus manifeste dans un domaine non comptable en première lecture : la structure par format du parc de magasins. Ce changement est la suppression de l’autorisation des commissions départementales d’aménagement commercial pour les ouvertures de surfaces inférieures à 1 000 m². Cette absence de permis a stimulé dans un premier temps le maxidiscompte, et ensuite, avec plus de succès en perspective, les magasins de proximité.

La digitalisation a-t-elle amélioré le taux de rotation du capital investi et la rentabilité ?
S. P. : La digitalisation du point de vente, en vue d’optimiser l’expérience d’achat par l’accroissement des services rendus ou la personnalisation de la relation (analyses comportementales), a très probablement un effet sur la rentabilité. Ces outils numériques permettent à un magasin de se démarquer et de tirer vers le haut à la fois les marges (offres individualisées de produits) et la fréquentation (volume d’affaires). Cette variable qualitative n’a toutefois pas été testée ; l’introduire dans un modèle prédictif de rentabilité exigerait un travail préalable de mesure catégorielle par société. Or c’est une information privée et stratégique qu’il serait difficile d’obtenir des magasins.

Y aurait-il dans la grande distribution à dominante alimentaire, depuis ses origines, une tendance structurelle à la baisse des taux de rentabilité ?
S. P. : Il est vrai que l’observation des agrégats de distributeurs depuis plusieurs décennies tend à accréditer cette hypothèse. Il semble aussi que cette baisse « structurelle » concerne la distribution intégrée et ses hypermarchés de grande taille plutôt que le commerce indépendant. La composition du parc de magasins et le mode de gouvernance exercent une influence sur la performance globale, même si l’efficience des formats évolue au fil du temps. L’hypermarché a connu plusieurs dizaines d’années de succès, jusqu’au début des années 2000, avant de décliner. Le maxidiscompte est maintenant un format « sous-performant », alors qu’il a été en croissance et créateur de valeur du début des années 1990 à 2009. Aujourd’hui, le commerce de proximité, longtemps déconsidéré, est devenu un bon relais de croissance, avec une explosion des ouvertures (+ 50 % au cours des dix dernières années). Le drive peut lui aussi stimuler la rentabilité des acteurs si sa part de marché se consolide durablement.

Quelles sont les différences fondamentales qui caractérisent les modèles respectifs de l’industrie et de la distribution, et leurs sources de création de valeur ?
S. P. : J’ai cherché les sources de différenciation sur emplois et ressources dans les comptes agrégés de quatre mille fabricants et trois mille distributeurs. Il s’en dégage plusieurs différences intéressantes.
D’abord, la structure des emplois de l’ensemble industrie est plus équilibrée que celle de l’ensemble distribution : les trois « masses » possibles (immobilisations d’exploitation, besoin en fonds de roulement et actif financier) sont significatives, ce qui n’est pas le cas pour la distribution, qui n’a pas de besoin en fonds de roulement.
Ensuite, les ressources des industriels sont plus coûteuses que celles des distributeurs, puisque dominées par des capitaux propres. Et l’endettement financier net est prééminent chez les distributeurs, où il stimule la rémunération des propriétaires (effet de levier). Enfin, la rotation des capitaux investis est plus importante chez les distributeurs.
Une analyse de classification avec les données individuelles de plusieurs milliers de comptes a confirmé deux variables discriminantes, l’endettement et la rotation du capital, qui tirent côté distributeurs. Quatre autres variables discriminantes se dégagent, qui sont, dans l’ordre de leur importance managériale : la marge, qui tire côté industriel comme la rentabilité (Roce) ; l’âge de la société, critère important chez les industriels ; la forme juridique de la société anonyme simplifiée, plus fréquente chez les distributeurs

Depuis deux décennies que vous étudiez la rentabilité de la grande distribution, l’échantillon que vous analysez a-t-il beaucoup changé ?
S. P. : L’échantillon de distributeurs étudié depuis le début des années 2000 n’a pas beaucoup changé en nombre d’unités ni en volume d’affaires reconstitué. Nous avons régulièrement travaillé avec trois mille sociétés environ, soit des ventes de marchandises avoisinant 120 Mds € (plus de 70 % du CA français des grandes surfaces à dominante alimentaire), ce qui donne aux résultats une valeur incontestable.
Quant à l’échantillon des industriels, il a évolué pour être plus représentatif des industries de PGC, où l’alimentaire est dominant et le non-alimentaire largement représenté par le DPH. En outre, des grossistes, interlocuteurs des distributeurs au même titre que les industriels, ont été ajoutés. Cela donne un échantillon plus gros que celui des premières études, en CA reconstitué (près de 150 Mds d’euros) et en nombre de sociétés. À notre connaissance, aucune étude financière aussi fine, sur l’industrie et la distribution de PGC, n’a porté sur un chiffre d’affaires et un nombre de sociétés aussi grands.

Comment expliquer le retournement du commerce de proximité, considéré il y a vingt ans comme ayant peu d’avenir, et aujourd’hui relais de rentabilité majeur ? Et comment expliquer alors que les petits supermarchés soient globalement, selon vos travaux, moins performants que les grands ?
S. P. : Les enseignes de proximité (Carrefour City, Franprix, Casino Shop, Shopi…) ont connu depuis le milieu des années 2000 un essor évident. On en comptait environ six mille en 2005. Leur nombre une douzaine d’années plus tard approcherait dix mille. Deux acteurs principaux dominent ce segment de marché, Carrefour et Casino, avec davantage de réussite financière apparente pour le premier.
Nos observations laissent entrevoir des ratios de rentabilité satisfaisants spécialement pour les magasins de relativement grande taille (CA supérieur à 3 M€) : notre échantillon de ces magasins (300 unités) crée de la valeur, mais l’amplitude de l’excédent ne semble pas encore bien chevillée. Avec les seuls magasins de proximité du groupe Carrefour, incluant la société Carrefour Proximité France (prestataire de services), la tendance est plus favorable et mieux stabilisée.
Le magasin de proximité, en utilisant au mieux l’outil digital, joue bien de l’originalité, de l’attrait du cadre, de l’adaptation au type de clientèle, de l’offre de produits spécifiques, ou encore du service, notamment la livraison dans un contexte de vie urbaine réappréciée. Il faut distinguer ces magasins, portant des enseignes distinctives, bien situés en centre-ville, des petits supermarchés classiques plus dispersés géographiquement et moins originaux. Effectivement, ces supermarchés de taille courante, au CA compris entre 8 et 12 M€, dans notre étude, sont beaucoup moins performants que les grands supermarchés appartenant à la tranche 12-30 M€ de CA.

Politique de marge ou de rotation, y a-t-il une option qui contribue plus efficacement que l’autre à l’enrichissement des distributeurs ?
S. P. : Affermir les marges est un meilleur choix pour un distributeur que de s’efforcer à obtenir davantage de chiffre d’affaires sur le capital employé. Pour le montrer, nous avons regroupé les distributeurs rentables en deux catégories : ceux qui se caractérisent par une marge supérieure au ratio médian tout en ayant un coefficient de rotation relativement faible, et ceux qui ont les caractéristiques inverses. Les comptes une fois agrégés, les rentabilités brute (Roce) et nette (EVA) du premier groupe s’avèrent très supérieures à celles du second, par exemple supérieur à 50 % avec l’indicateur de référence Roce-AEX.
Cette supériorité de la marge sur la rotation se vérifie encore plus avec l’échantillon homogène des distributeurs indépendants. Par une régression logistique binaire, nous avons cherché à savoir quel facteur exerce le plus d’influence sur la probabilité que le distributeur crée de la valeur. Pour un même pourcentage d’augmentation de chacune des deux variables, il apparaît que consolider la marge est nettement plus intéressant que d’élever la rotation : la probabilité que l’événement advienne (EVA positif) est de 20 points supérieure.
Par rapport à une étude de 2006, pas de changement à cet égard : la stratégie de marge était déjà plus efficace. Et des travaux de 2008 ont livré des conclusions semblables dans une configuration différente de variables testées, incluant outre la taille la géographie du point de vente et sa structure financière.
L’explication de cette suprématie pourrait être la suivante : sur un marché relativement inélastique, une hausse sensible de la rotation du capital est difficile à atteindre, parce que le chiffre d’affaires ne peut grossir énormément – contexte de relative stabilité prix-volumes ou investissements incompressibles. C’est ce que semblent révéler les variations annuelles limitées des ventes, tout comme la non-pertinence du taux d’investissement dans les analyses discriminantes. La différenciation entre opérateurs serait donc plus avantageuse ou plus facile par calibrage de l’offre, ou par minimisation des charges d’exploitation décaissables.

Un distributeur doit-il toujours arbitrer entre compression de sa masse salariale et déflation à l’achat ?
S. P. : La capacité d’un opérateur à accroître ses marges a plus d’impact sur la rentabilité que son aptitude à faire davantage de volume (rotation du capital investi), qu’il s’agisse d’un industriel (hypothèse intuitive) ou d’un distributeur (hypothèse contre-intuitive). Cela démontré, une question se pose, pour les distributeurs spécialement : les sociétés dont la marge est supérieure au taux médian des distributeurs réunis obtiennent-elles cet avantage préférentiellement par une gestion minimisée des consommations intermédiaires, ou par un contrôle des coûts salariaux ?
La démarche payante serait la négociation du distributeur avec ses fournisseurs, en vue de minimiser le coût des marchandises et, secondairement, les prestations de services. Pour le montrer, nous avons examiné la situation de distributeurs similaires, les indépendants et les franchisés des intégrés. De cet échantillon de sociétés se dégagent deux groupes, comprenant à peu près le même nombre de sociétés, clairement différenciables par des stratégies mutuellement exclusives de maîtrise des consommations intermédiaires par rapport aux salaires, ou de maîtrise des salaires par rapport aux consommations intermédiaires.
Les tests sont sans ambiguïté : la variable de regroupement « maîtrise des consommations intermédiaires » réunit des sociétés qui présentent des marges quatre fois plus fortes, en moyenne, que celles du groupe « maîtrise des salaires », bien que cette charge contribue à différencier également les groupes de distributeurs à marge forte et faible.

Chez les distributeurs, les sociétés qui protègent leur marge en contrôlant prioritairement leurs coûts salariaux sont-elles proportionnellement plus nombreuses qu’il y a douze ou quinze ans ?
S. P. : La baisse des salaires et des charges sociales contribue à augmenter les soldes de gestion, mais cette politique nous a paru moins solide que le contrôle prioritaire des consommations intermédiaires en général.
Certes, la distribution peut être perçue comme une « industrie de main-d’œuvre », dans la mesure où 75 % de la valeur ajoutée revient au personnel (selon les comptes agrégés des trois mille distributeurs de notre échantillon). Mais en pourcentage des produits d’exploitation encaissables, les coûts salariaux ne représentent que 11,3 % , loin des 85,7 % que pèsent les consommations de biens et de services (ratios 2015). Les masses en jeu donc les marges de manœuvre ne sont pas les mêmes.
La référence au chiffre d’affaires comme variable à expliquer, pour évaluer les rôles respectifs des consommations intermédiaires et des coûts salariaux, aboutissait déjà à un résultat semblable il y a une dizaine d’années, avec toutefois des frais de personnel qui paraissaient exercer une influence un peu plus grande.
Bref, la tendance est à l’optimisation du coût des marchandises et des services, pour consolider les marges et obtenir des taux de rentabilité au-delà du rendement requis par les investisseurs.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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