Bulletins de l'Ilec

Entreprise et société, logique de dialogue - Numéro 468

09/11/2017

L’intelligence partagée, c’est aussi une affaire de RSE : les relations avec les parties prenantes sont une nouvelle clé du management. Par Patrick d’Humières, directeur de l’Académie durable internationale, enseignant à Centrale Supelec*

Le réalisme oblige à considérer que bien des rapports entre le monde de l’entreprise et la société civile se sont noués dans la conflictualité. Sans remonter à la question sociale qui a caractérisé une histoire industrielle faite de relations violentes, il suffit de se souvenir que la question écologique est née d’une critique forte du comportement des multinationales, il y a à peine trois décennies. Sans parler des tensions continues entre l’univers de la consommation et les marques, dont les uns et les autres ne cessent de se disputer la représentation légitime du client, dans un climat qui reste marqué par la défiance et la controverse, plus que jamais.

Le résultat de cette opposition lancinante entre un « business » concerné depuis peu par sa responsabilité sociétale et une société civile qui a pris le pouvoir, grâce aux outils de communication et aux réseaux sociaux puissants qui font sinon la loi, en tout cas les réputations, est qu’un agent économique, corporate, marque ou enseigne, ne peut plus croître à contre-courant des opinions et de la considération publique. « Il faut savoir parler du monde », a écrit récemment Emmanuel Faber, président de Danone, qui incarne mieux que quiconque cette « entreprise bienveillante », pour dire à quel point le temps est au dialogue avec les parties prenantes et à la convergence des deux missions de l’entreprise, celle qui poursuit sa pérennité, pour elle-même, et celle qui recherche la « durabilité » pour son environnement social, environnemental, sociétal.

De l’intérêt public aux intérêts des publics

Cette « théorie des parties prenantes » a été formalisée par Edward Freeman, en contrepoint à celle de l’école de Chicago qui a fait le lit de la dérégulation financière, clamant que la seule partie prenante qui compte est l’actionnaire. Depuis, la crise de 2008 et les scandales accumulés dans la sphère financière ont montré l’incapacité du système à s’autoréguler, s’il avait fallu ces drames pour s’en convaincre. Le retour à l’équilibre des intérêts entre les parties prenantes prend aujourd’hui le pas sur toutes les autres prétentions à définir l’intérêt public ou général autrement que par ce compromis de circonstance dont la méthode consensuelle est une fin en soi.

L’émergence d’un équilibre des intérêts entre les diverses parties prenantes de l’entreprise, salariés, fournisseurs, clients, partenaires et actionnaires bien sûr, est en train de s’imposer dans la prise de décision, dans un « capitalisme parties prenantes » que le statut de « public benefit corporation » a consacré aux États-Unis. Cette tendance consiste à dépasser le profit comme seul objectif et à y ajouter une mission d’intérêt public qui donne des perspectives de long terme et un sens à la croissance de l’organisation.

C’est un nouveau défi de crédibilité, mais lorsque cela fonctionne, cela apporte aux clients et aux salariés des raisons de préférer une marque, et aux actionnaires des critères pour être patients et s’intéresser au long terme. Là se dessine un nouveau cadre capitaliste qui répond à la crise ambiante et que les nouveaux entrepreneurs sont les premiers à considérer, car il faudra bien répondre à la question montante autrement que par la philanthropie : jusqu’où les entreprises mondiales veulent-elles et doivent-elles aller, une fois qu’elles auront dépassé le seuil de 1 000 milliards de capitalisation ?

Le contre-exemple Uber

Toutefois, le dialogue avec les parties prenantes est plus qu’une méthode de décision intégratrice ; c’est une façon de faire entrer au conseil les grands enjeux collectifs, actuels, du climat à l’emploi en passant par la gestion des ressources, l’équité et la sécurité, et futurs, comme les questions de la vérité de l’information, du respect des données personnelles, de l’intégration des jeunes et des minorités, etc. En ce sens, les marques et les entreprises qui sauront se doter de ce mécanisme d’ouverture à la société civile, comme les conseils d’administration de jeunes, les avis des parties prenantes transmis à la gouvernance ou le suivi des objectifs du développement durable dans les résultats, auront une avance culturelle mais aussi une capacité d’anticipation et d’innovation plus importante.

Rappelons-nous trois évidences, oubliées dans les temps de griserie financière qui ont facilité tous les excès : l’entreprise ne croît que si elle apporte un vrai service à la société ; l’entreprise n’a pas d’adversaire ou alors elle doit se remettre en question ; l’entreprise puise son énergie dans la société qui la nourrit et qui « l’autorise ». Le signal envoyé récemment par l’Autorité de régulation du transport de Londres est particulièrement emblématique de ce changement d’époque : le représentant des usagers a considéré que la plateforme Uber ne faisait pas assez preuve de responsabilité d’entreprise dans les domaines attendus pour qu’elle puisse être autorisée à poursuivre son activité. Pour la première fois, le concept du service à rendre à la société s’est imposé contre la performance comme unique critère. Les « parties prenantes » sont en train d’inventer l’entreprise nouvelle, digne de confiance.

* Auteur de la Nature politique de l’entrepreneur, éditions Michel de Maule, 2017.

Patrick d’Humières

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.