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Gaspillage alimentaire, pourquoi et comment lutter contre

12/04/2017

La lutte contre le gaspillage reste un impératif social qui va s’imposer à l’ensemble de la chaîne alimentaire. Au-delà des enjeux moraux, elle revêt un caractère économique évident. Plus profondément, elle révèle une mutation essentielle de la société de consommation.

par Benoît Jullien,
ICAAL
Antoine Vernier,
en charge du gaspillage alimentaire à l’Ademe

Si le gaspillage alimentaire est de toutes les sociétés et de tous les temps – il faisait d’ailleurs l’objet de préceptes moraux bien connus des enfants au siècle dernier –, ce n’est qu’assez récemment que ce thème est revenu sur le devant de la scène, au point d’occuper une place de choix dans l’éthique consumériste actuelle. « C’est sans doute une évolution parallèle à celle de la société, où la valeur relative de l’alimentation a régressé et où elle n’est plus, de ce fait, naturellement respectée », note Antoine Vernier, chargé de mission sur cette question à l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie). Il date à 2012 la réelle émergence de cette question dans sa forme moderne, à la faveur d’un documentaire signé Tristram Stuart et diffusé par Canal + qui, déjà très engagée pour Les Restos du coeur, organise un « banquet des 5 000 » pour dénoncer le gâchis alimentaire. Alors ministre délégué à l’Agroalimentaire, Guillaume Garot s’approprie cet enjeu, qui fait l’objet, en avril 2013, d’un pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire, fixant l’objectif de sa réduction de moitié d’ici à 2025. Plus tard, le même Guillaume Garot signe un rapport sur son thème fétiche et une loi spécifique inscrit, en 2016, de nouvelles obligations dans le droit, comme l’interdiction de destructions de denrées encore consommables et son corolaire pour favoriser les dons aux personnes démunies.

20 à 30 kg par personne

C’est cette montée en puissance qui a permis à l’Ademe de s’investir sur ce sujet qu’elle avait déniché dans le cadre de ses études sur les déchets. En 2008, l’agence estime qu’environ 20 kg d’aliments seraient gaspillés par personne et par an, dont sept kilos de produits encore emballés. Depuis, les recherches ont été poussées pour affiner cette estimation – on parle maintenant de 30 kg – et, surtout, en détecter les causes car, par définition, il s’agit d’un problème difficilement quantifiable. Ainsi, une étude commanditée par l’Ademe l’an dernier a utilisé une méthode originale, fondée sur l’interrogation poussée de 500 personnes. « Habituellement, les gens peinent à reconnaître les gaspillages, explique Antoine Vernier, c’est en allant voir sur le terrain leur fonctionnement réel, sans prononcer le terme, qu’on peut commencer à calculer les pertes occasionnées à leur stade. » L’enquête s’est intéressée à toutes les étapes de la chaîne alimentaire, depuis l’agriculture jusqu’à la consommation finale et la restauration, sachant que le phénomène est plus difficile à percer au fur et à mesure qu’on remonte vers l’amont. Il a même été un temps où, ce que l’on appelle aujourd’hui gaspillage pouvait être considéré comme un « écart » inhérent au processus de production. « Il est vrai qu’il peut y avoir des raisons à cela, reconnaît Antoine Vernier, les industries alimentaires, par exemple, ont des contraintes de coûts qui nécessitent d’accélérer leurs process et les nécessités de l’hygiène et de la sécurité peuvent les conduire à préférer jeter. [Pourtant] il y a bien sûr quelque chose d’illogique, voire d’inacceptable, à détruire de l’aliment pour en produire, alors qu’une proportion non négligeable de personnes souffre de malnutrition, dans notre pays-même ». Bref, on peut en effet s’interroger sur des modes de production qui, outre le problème moral qu’ils suscitent, supportent finalement avec le gaspillage un coût supplémentaire. Surtout à l’heure où tous les maillons de la chaîne alimentaire fonctionnent avec un niveau de marge généralement très réduit.

Concilier morale et économie

L’argument en faveur de la lutte contre le gaspillage devient donc également économique. Comme dans le cas des enjeux écologiques, les actions sont en effet beaucoup plus faciles à accomplir quand les acteurs y trouvent leur intérêt sonnant et trébuchant. « Mais attention, prévient Antoine Vernier, en faisant appel à un souci exclusivement économique, globalement, on pourrait ne faire que peu bouger les choses. Si les économies de la lutte “anti-gaspi” ne sont pas utilisées pour améliorer la qualité des produits ou restent captées par quelques acteurs de la chaîne seulement, alors la dégradation de la valeur de l’alimentation continuera. Il faut donc veiller à réinvestir ces économies dans des rémunérations plus équitables ou au profit d’une nourriture de plus grande qualité. » Exemple : si un distributeur, pour réduire ses pertes en magasin, renforce les exigences sur l’apparence des produits, il augmente la pression – et le risque de pertes – au niveau du producteur. « Mieux rémunérer la chaîne de valeur, c’est par exemple s’engager sur des normes moins strictes permettant d’écouler un plus grand nombre de produits en expliquant auprès des clients l’évolution et le sens de la pratique commerciale. »

Autre danger, la lutte contre le gaspillage – et le halo médiatique favorable qu’elle véhicule – suscite naturellement de nombreuses initiatives dont la philanthropie n’est pas l’unique motivation. Ici comme ailleurs, de nombreuses start-up ont enfourché ce cheval de bataille, par exemple sur le don. En un sens, c’est aussi légitime qu’opportun. « C’est une bonne chose au sens où une professionnalisation de ces actions permettra d’optimiser leur logistique et libérera les associations de ces contraintes, leur permettant de se recentrer sur leur coeur d’activités, c’est-àdire l’accompagnement des personnes en difficulté », estime Antoine Vernier. Mais là encore, la réduction de ces enjeux à une simple composante « business » peut détourner ces actions de leur objectif initial : « il faut rappeler sans cesse qu’une personne sur dix se trouve en situation d’insécurité alimentaire », insiste Antoine Vernier.

Un phénomène dispersé sur l’ensemble de la chaîne alimentaire

Dans une étude réalisée pour l’Ademe par Income consulting et AK2C, s’appuyant sur plus de 500 entretiens, la valeur théorique des pertes et gaspillages alimentaires est estimée à 16 milliards d’euros, une somme calculée suivant le prix de vente de produits perdus ou gaspillés à chaque étape, sans intégrer ceux qui peuvent se trouver revalorisés, sous forme d’alimentation animale, d’énergie ou de compost. Ce phénomène est dispersé dans les différentes étapes, de la production initiale à la consommation finale. Le taux de perte ou de gaspillage est ainsi estimé à 4 % au stade de la production agricole, à 4,5 % à celui de la transformation, à 3,3 % à celui de la distribution et à 7 % à celui de la consommation (y compris hors-foyer). Mais en volume, les pertes s’avèrent particulièrement importantes au niveau de la production, relativement aux autres acteurs, et sont de surcroît plus difficilement récupérables.

 

Les actions possibles en grande distribution

Comment réduire d’un quart le gaspillage alimentaire dans les grandes et moyennes surfaces ? Après s’être penchée, en 2014, sur les ménages et la restauration collective, l’Ademe a analysé le gaspillage alimentaire en grande distribution en 2016. Une telle réduction est possible selon elle en actionnant trois leviers : la gestion des références (moins de 1 % est à l’origine de 20 % du gaspillage), la manipulation des produits (entre l’arrivée et le passage en caisse, les clients peuvent abîmer les produits ou rompre la chaîne du froid) et le facteur organisationnel (les salariés se concentrent davantage sur la valeur marchande des produits que sur leur potentiel de gaspillage). Pour y remédier, l’Ademe propose 10 actions simples, parmi lesquelles nommer un responsable « antigaspi », diminuer le nombre de références, isoler les produits proches de leur date limite de consommation, organiser une vente assistée des fruits et légumes. En 2017, l’Ademe s’intéresse aux industries agroalimentaires, notamment en investiguant sur deux axes de progrès possibles : d’une part, les aspects techniques (achats, réglages des équipements de process…) et d’autre part, les aspects humains (sensibilisation du personnel). Pour clore son inspection de la chaîne alimentaire, l’Agence se penchera ultérieurement sur le domaine agricole.

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