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Les PME, une carte stratégique pour les systèmes alimentaires du futur

07/10/2016

Territorialité, identité régionale, respect de l’environnement, autant de singularités des PME agroalimentaires face à la mondialisation du secteur.

par Jean-Louis Rastoin,
Professeur émérite à Montpellier SupAgro, conseiller scientifique de la Chaire Unesco et du réseau Unitwin en Alimentations du monde

Alors que de nombreux secteurs de l’économie française, européenne et mondiale se caractérisent aujourd’hui par un haut degré de concentration (matériels de transport, électronique, chimie, travaux publics, télécommunications, banque, etc.), l’industrie agroalimentaire prend la forme d’un « oligopole à franges », avec une poignée de très grandes firmes transnationales assurant environ le tiers de la production mondiale (jusqu’à 90 % dans certains cas comme l’ultra-frais laitier, les huiles ou les sodas), et des dizaines de milliers d’entreprises artisanales et de PME continuant d’approvisionner ce marché de grande consommation. Dès lors, la question qui se pose est celle du futur de ces franges : déclin, survie ou au contraire redéploiement ?

La résilience des entreprises agroalimentaires dans l’économie européenne et française

Au sein de l’Union européenne, l’industrie agroalimentaire (IAA) hors artisanat commercial (boulangers-pâtissiers et charcutiers-traiteurs) comptait, en 2014, près de 290 000 entreprises, dont 99 % de PME (moins de 250 employés) qui assuraient environ la moitié du chiffre d’affaires sectoriel (1 244 milliards d’euros) et 60 % de l’emploi (4,2 millions d’actifs)1. En France, en 2013, près de 16 000 PME (98 % du total des IAA) employaient 236 000 collaborateurs (54 % ) et généraient un chiffre d’affaires de 77 milliards d’euros (46 % ) 2. La sphère agroalimentaire française (et européenne) est marquée par la double spécificité de la « densité territoriale » et de produits ancrés dans une culture patrimoniale encore vivace 3.

Il serait hasardeux de faire des extrapolations de ces chiffres sur le long terme. On perçoit cependant bien les tendances lourdes que sont la concentration, la tertiarisation (emplois de service), la spécialisation, la globalisation et la financiarisation, avec en corollaire l’affaiblissement du tissu des TPE artisanales et des PME industrielles. Ces phénomènes, reflet du paradigme de l’économie de marché généralisée, pénalisent également nos entreprises à l’international, comme l’indique bien le recul français en Europe et européen dans le monde. Si la France est, depuis des années, numéro deux par le chiffre d’affaires en Europe (16 % des IAA de l’UE en 2012) derrière l’Allemagne (17 % ), elle voit son poids diminuer sur les marchés communautaire et mondial.

En dépit de leur baisse relative, les exportations agroalimentaires françaises ne cessent de progresser : 44 milliards d’euros en 2013, troisième poste excédentaire de la balance commerciale, + 57 % depuis 2000, accompagnant la croissance mondiale. L’agroalimentaire constitue encore, avec 7 milliards d’euros en 2013 (en légère baisse, - 2 % depuis 2000), le troisième poste excédentaire de la balance commerciale. Ces exportations ont donc un caractère stratégique, alors que le déficit de la balance commerciale française devient abyssal (multiplié par 15 en 10 ans, à 79 milliards d’euros). Dans ce contexte, la présence de leaders français dans le top mondial des firmes agroalimentaires est certes très utile en termes d’effets indirects sur l’emploi national, d’image (marques mondiales), mais insuffisante pour doper les exportations. Ces géants sont déjà à leur maximum dans ce registre et se développent par croissance externe dans les pays émergents. L’effort d’internationalisation doit donc porter sur les PME, et notamment les ETI (entreprises de taille intermédiaire). En 2012, celles-ci représentaient 15 % du nombre d’entreprises, 40 % de l’emploi et 37 % du chiffre d’affaires. Ces entreprises, fortement insérées dans les économies nationales, ont la taille critique pour différencier les fonctions du management et les doter de ressources humaines qualifiées, pour concevoir une stratégie et mobiliser des moyens suffisants tout en ayant une contribution positive à l’emploi et potentiellement à l’exportation.

L’ancrage territorial, un levier stratégique pour les PME agroalimentaires

C’est une banalité que de constater que l’activité économique se concentre sur des zones urbanisées et industrialisées, vidant les campagnes de leur population et de leurs services publics, freinant les projets de consolidation par des infrastructures modernes. Ce processus est contingent au modèle hégémonique de la production et de la consommation de masse voulu par les méta-firmes et imposé aux gouvernements et aux citoyens par le puissant lobbying des acteurs financiers 4. Or ce modèle, enfanté par le capitalisme pétro-industriel du xxe siècle, doit affronter une crise polysémique imputable à ses rapports à l’Homme et à la Nature, qui le plonge dans une contradiction insoluble. Il s’enferre dans une course à la substitution capital/travail par la robotisation (des millions d’emplois menacés selon le rapport 2016 du forum de Davos), dans un refus de sortie des énergies fossiles, dans un encouragement à la concentration urbaine et industrielle, par la verticalisation et dans une vision manichéenne de la société en proclamant la vertu des inégalités socio-économiques et de la globalisation des marchés. Des intellectuels de plus en plus nombreux, relayés ou poussés par la société civile et des entrepreneurs innovants affirment, avec de bons arguments, qu’un nouveau paradigme est nécessaire pour sortir de cette crise. La priorité est désormais à la santé publique, à l’emploi et à la lutte contre le réchauffement climatique, comme l’indiquent très clairement les objectifs de développement durable 2015-2030 des Nations unies 5. L’alimentation et, au coeur de son processus de fabrication, les IAA, est concernée au premier chef par ces nouvelles priorités. Mieux, elle dispose d’un potentiel pour y répondre en raison de son contenu en emploi, de sa localisation encore importante dans l’espace rural et de son impact prouvé sur la santé humaine, animale, végétale et environnementale. Le cadre stratégique de mise en oeuvre de ce potentiel a pour nom « système alimentaire territorialisé » (SAT).

Le salut par le SAT

Une nouvelle stratégie agroalimentaire serait basée sur la recherche de qualité mais aussi l’ancrage territorial et culturel. Ici, le glacier ardéchois Terre adélice, certifié bio, privilégie les fournisseurs locaux

Un SAT peut être défini comme un « ensemble de filières agroalimentaires répondant aux critères du développement durable, localisées dans un espace géographique de dimension régionale et coordonnées par une gouvernance territoriale » 6. Cette notion met l’accent sur une triple proximité, par opposition aux filières longues de la mondialisation agroalimentaire. Il s’agit en premier lieu d’une proximité dans l’écosphère, par diversification des productions agricoles, en « reconnectant » les filières végétales, animales et forestières selon les préceptes de l’agro-écologie. La seconde proximité concerne le rapprochement entre agriculture et industries alimentaires. Un rapprochement qui se fera en approvisionnant en priorité les unités de transformation avec des matières premières agricoles de la région où elles sont implantées. La troisième proximité se fait à travers une réorientation de la demande alimentaire vers une offre locale plus abondante et variée, de qualité plus aisément vérifiable, ce que réclame une part croissante des consommateurs.

Les SAT constituent une nouvelle configuration, fondée sur des réseaux locaux d’entreprises agricoles, agroalimentaires et de services, mutualisant des ressources locales dans le cadre d’un bassin de consommation proche, en prenant en compte les critères du développement durable. Les SAT sont porteurs de résilience face aux crises et au risque de délocalisation, car ils sont basés sur des éléments à externalités positives : ressources naturelles renouvelables, triple performance technologique, ancrage territorial et culturel. Une stratégie de différenciation territoriale peut en outre constituer une source de compétitivité basée sur les ressources (et non pas sur les seuls coûts) : dans un contexte de marché de masse, les « interstices » constituent des gisements de développement pour les entreprises 7. À la différence d’autres activités industrielles, l’IAA présente deux caractéristiques importantes dans la perspective de construction de SAT :

Elle résiste beaucoup mieux à la destruction d’emplois (en France, sur 50 ans, entre 1960 et 2010, les actifs occupés de l’agriculture ont régressé de 82 % , ceux de l’industrie manufacturière de 36 % , tandis que ceux de l’IAA ont progressé de 8 % et ceux de l’hébergement et de la restauration de 114 % ). Elle reste, pour une bonne part, localisée en zone rurale (en 2012, 41 % des entreprises agroalimentaires étaient situées dans de grands pôles urbains en France, 20 % dans leurs couronnes et 39 % dans les autres communes, c’est-à-dire dans un espace à dominante rurale) 8.

On peut tirer deux enseignements de ces constats :

1) les gisements d’emplois se trouvent en grande partie dans le système alimentaire, grâce à sa forte composante artisanale et industrielle et aux services qui y sont liés ;

2) le rural devrait en être le principal bénéficiaire dans une perspective de reterritorialisation de notre alimentation. Les autres externalités positives sanitaires et environnementales à attendre de ce mouvement ont été mentionnées plus haut.

Vers une nouvelle forme de gouvernance des systèmes alimentaires ?

L’agro-écologie est caractérisée par une agriculture diversifiée, sans intrants et fonctionnant en filières courtes

Le modèle des SAT permettrait de valoriser d’immenses atouts et de contenir, voire d’inverser, les tendances négatives pressenties, tant pour les structures de marché (érosion des TPE et PME) que pour l’insertion internationale de l’agroalimentaire français. Ce modèle pourrait constituer le fondement d’une « nouvelle stratégie agroalimentaire », avec une différenciation des produits par la qualité (notamment organoleptique et nutritionnelle), la spécification (santé, etc.), mais aussi l’ancrage culturel et l’origine territoriale. Une telle stratégie est concevable, non seulement pour la France mais pour l’ensemble de l’Union européenne. L’esquisse de politique alimentaire de l’UE insistant sur les attributs qualitatifs et la labellisation, qui bénéficient d’un solide cadre institutionnel (« Paquet qualité » et IGP), est aujourd’hui stimulante en termes d’objectifs, mais lacunaire en termes de moyens et de type d’acteurs à promouvoir. Les instruments adéquats s’intitulent chaîne des savoirs (R & D, innovation, formation), clusters combinant filières et territoires, coordination et mutualisation des ressources et compétences. Les acteurs à privilégier sont les ETI « partenariales » constituées par croissance, regroupement ou formes de l’économie solidaire.

Parmi les grands projets en réflexion pour assurer la relance de l’économie européenne et une plus grande cohésion sociale, l’agroalimentaire est absent, car l’on reste sur des schémas obsolètes tournés vers les méga-infrastructures et les méta-firmes, et non pas vers la prise en compte de la réalité des territoires et des besoins des populations. Il est urgent, en agroalimentaire comme dans d’autres domaines, de faire bouger les lignes et d’inverser les courbes qui plongent. Les ressources sont là, le reste est affaire de volonté politique 9.

Un véritable plan stratégique de l’agroalimentaire en Europe et en France reste donc à écrire. Il devra être élaboré en concertation, non seulement entre les pouvoirs publics et les organisations professionnelles, mais avec la participation de la communauté scientifique et des représentants des consommateurs. L’innovation devra y jouer un rôle central. Ses priorités concerneront la santé, l’environnement, l’espace rural et l’optimisation organisationnelle. Une attention particulière devra être portée aux questions éthiques (notamment à la transparence de l’information sur les produits et leurs conditions de fabrication, au partage équitable de la valeur entre acteurs des filières), question qui prennent une importance croissante chez les consommateurs et sont à intégrer dans les chartes de responsabilité sociale des entreprises.

 

Bibliographie
(1) Food Drink Europe, Data and Trends, European Food and Drink Industry 2014- 2015, Bruxelles, 2015.
(2) Insee, base de données Alisse (dispositif Esane), Paris, 2015.
3) Pour des développements sur ces concepts, cf. Jean-Louis Rastoin, « L’industrie et l’artisanat agroalimentaires, fondements potentiels d’une stratégie responsable et durable à ancrage territorial », Pour, n° 221, GREP, Paris (à paraître).
(4) André Orléan, L’Empire de la valeur, refonder l’économie, éditions du Seuil, Paris, 2011.
(5) ONU, Transformer notre monde : le programme de développement durable à l’horizon 2030 (projet de résolution renvoyé au sommet des Nations unies consacré à l’adoption du programme de développement pour l’après-2015 par l’assemblée générale à sa soixante-dix-neuvième session), New York, 2015.
(6) Jean-Louis Rastoin, « Les systèmes alimentaires territorialisés : considérations théoriques et justifications empiriques », Économies et Sociétés, t. 49, p. 1155-1166, série « Systèmes agroalimentaire » n° 37, Les presses de l’Isméa, Paris, novembre 2015.
(7) Edith Penrose, The Theory of the Growth of the Firm, John Wiley, New York, 1959.
(8)(9) André Torre et H.-V Pham, « Des usines, des champs et des villes : maillage territorial et polarisation régionale » in Jean-Louis Rastoin et Jean-Marie Bouquery, L’Industrie agroalimentaire en France, p. 25-54, coll. Les Études, La Documentation Française, Paris, 2015.

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