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Europe, bon mythe, mauvaise marque

12/01/2017

L’Eu­rope est une marque voulue comme un projet qui néces­site l’adhé­sion pour se déve­lop­per. Pour autant, faute de mythe, la marque a échoué, car elle a voulu n’être qu’une marque commer­ciale.

par Georges Lewi,
Spécialiste des marques et consultant.

Twit­ter : @lewi­georges

Blog : www.mythologicorp.com

Site : www.georges-lewi.fr

Les mythes, les idées et les marques se construisent, souvent incons­ciem­ment, comme une réac­tion, une oppo­si­tion à une situa­tion. Car, pour se situer, le « petit des hommes » a besoin de ce face à face, presque physique. Comme s’il était toujours dans sa grotte, entouré d’une nature hostile. « Guerre à la guerre ! », se sont dits les premiers Euro­péens modernes, les contem­po­rains de Monnet, Schu­man, Adenauer… Et pour mettre en oeuvre leur « promesse », ils commen­cèrent dès les années 1950 par le plus diffi­cile : s’en­tendre sur le char­bon et l’acier, sur le « néces­saire à canons ». Ils redon­nèrent alors de la force au vieux « mythe » de l’âge d’or euro­péen, d’un para­dis sans priva­tions ni guerres, dont Victor Hugo avait rêvé. Chapeau, les artistes ! 50 ans plus tard, la promesse est réus­sie : les jeunes Alle­mands n’ont aucune envie de faire la guerre aux jeunes Fran­çais. Le niveau de vie des peuples du noyau dur de la construc­tion s’est consi­dé­ra­ble­ment élevé. Et puis pata­tras ! c’est la panne sèche. Plus personne ne veut désor­mais de l’Eu­rope. Seules quelques « élites » (on sait doré­na­vant ce que ce terme contient de charge néga­tive) défendent encore la construc­tion euro­péenne. Elle semblait exem­plaire à bien des endroits, une prouesse d’équi­libre entre les pouvoirs, entre les experts et les poli­tiques, entre Bruxelles et les capi­tales, entre le budget et la cour de justice, entre… Les élec­tions euro­péennes mettent en place, élec­tion après élec­tion, des dépu­tés souvent extré­mistes, anti-euro­péens, jusqu’à ce fameux Brexit, comme une déchi­rure du conti­nent qui avait mis tant de temps à se souder… un peu. L’Eu­rope est une marque, car c’est une construc­tion humaine, récente, écono­mique, voulue comme un projet qui néces­site l’adhé­sion pour se déve­lop­per, s’étendre, conser­ver ses affi­cio­na­dos et en conqué­rir de nouveaux. Le mythe a fonc­tionné. La marque est désor­mais inopé­rante.

Échec à la marque

Pour­quoi ? Parce qu’on n’a pas su inven­ter un nouveau mythe lorsque la guerre a été vain­cue et parce qu’on s’est trompé de type de marque. Le récit de la guerre à la guerre ayant été (du moins pour l’heure) satis­fait, il fallait en propo­ser un nouveau : la guerre à l’in­jus­tice, à la laideur, à la pauvreté, à l’in­dif­fé­rence… Un mythe à hauteur des enjeux, qui puisse justi­fier l’élar­gis­se­ment, les tech­no­crates, les ballets bruxel­lois. L’Eu­rope n’a pas su le propo­ser. Et il fallait surtout ne pas se trom­per de type de marque. On peut dire qu’il existe trois grands types de marques : la marque commer­ciale (celle qui va rempla­cer les autres marques concur­rentes), la marque-ingré­dient (celle qui s’ajoute aux autres marques pour les renfor­cer) et la marque « chapeau » qui protège et fait gran­dir en inter­ve­nant peu dans la gestion des « marques commer­ciales. » L’Eu­rope, fière de sa réus­site initiale, s’est prise à rêver d’être une marque commer­ciale suscep­tible de rempla­cer les autres marques pour­tant bien instal­lées. Et l’Eu­rope se rêva prenant la place de la France, de l’Al­le­magne, du Royaume uni, de l’Ita­lie, de l’Es­pagne… de tous ces anciens empires qui se croient encore tous des marques mondiales et dont les mythes ne sont pas prêts de s’éteindre. Or l’Eu­rope aurait pu, aurait sans doute dû, choi­sir d’être une simple marque-ingré­dient, à la manière d’un ABS qui aide à la sécu­rité, d’un Gore­tex qui protège mieux, d’un Intel qui accé­lère le mouve­ment. Il y aurait eu une vertu recon­nue et commune nommée Europe dans chaque pays. L’Eu­rope, telle un label eût été un gage de réus­site des nations la compo­sant. Mais le rôle « natu­rel » de la marque Europe est celle de ces « marque-cautions », de ces « marques de garan­ties », de ces ombrelles protec­trices. L’Europe aurait surtout dû se penser comme une « marque de holding », permettant un équilibre de ses « marques filles » en intervenant le moins possible pour les renforcer individuellement et collectivement. Les groupes écono­miques connaissent bien la gestion de ce type de marques puis­santes et cachées. L’Eu­rope posée comme un chapeau discret sur la tête de ces sédui­santes nations, toujours un peu jalouses les unes des autres. P&G, Unile­ver, Monde­lez, Henkel… signent peu ou très discrè­te­ment. C’est de cette logique de discré­tion qu’émane leur puis­sance. Leur objec­tif : être leader de leurs secteurs respec­tifs, défendre bec et ongles les inté­rêts de leurs « filles », discu­ter d’égal à égal avec les géants de la distri­bu­tion… Au lieu de cela, l’Eu­rope a voulu, trop souvent, jouer « contre son camp », comme si le leader­ship de ses marques-filles et de leurs entre­prises la gênait. Trop souvent, les alliances entre socié­tés euro­péennes ont été stop­pées et les « boîtes » se sont retrou­vées ailleurs, les emplois avec… L’Eu­rope a sans doute été le jouet d’un défi­cit de réflexion marke­ting, sinon cette erreur de choix de statut eût été évitée. Dommage pour elle ! Dommage pour nous ! On ne s’im­pro­vise pas brand mana­ger. La gestion d’un porte­feuille de marques a toujours été un des exer­cices les plus périlleux du bran­ding. Nous savons qu’en ce domaine, il ne faut se trom­per, ni de promesse ni de statut !

 

Notes
(1) Georges Lewi. Europe : bon mythe, mauvaise marque, François Bourin éditeur, 2014, 150 p.

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