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L’éloge des ténèbres…

12/01/2017

Écrire sur les nouveaux temps de vie et de consom­ma­tion dans un numéro dont le thème est « marque & inté­rêt public » peut sembler rele­ver du pari lorsque le segment tempo­rel sur lequel est centré son propos concerne… la nuit.

par Maria Di Giovanni, 
Directrice associée Sorgem international market intelligence,
Céline Grégoire, 
Directrice Sorgem Advance,
Luc Gwiazdzinski
Urbaniste, auteur de La nuit, dernière frontière de la ville, éditions de l’Aube, Paris, 2005

Temps tradi­tion­nel du repos, du lâcher-prise et de la décon­nexion – au moins théo­rique à l’heure de l’im­mer­sion numé­rique –, la nuit peut appa­raître comme un sanc­tuaire à préser­ver, à retran­cher avec « sagesse » des ambi­tions impé­ria­listes du marke­ting et de la consom­ma­tion. Pour­tant, un constat s’im­pose, suscep­tible de démen­tir ou au moins d’in­flé­chir cette appa­rente évidence.

Les pouvoirs publics et le secteur de la culture sont très en avance dans la conquête de la nuit. Le monde insti­tu­tion­nel, média­tique, cultu­rel, a pris toute la mesure avec un peu d’avance de la déstruc­tu­ra­tion-restruc­tu­ra­tion de nos temps de vie, et semble avoir assez bien saisi cette aspi­ra­tion nouvelle, et sans doute large­ment condi­tion­née par la culture numé­rique et les réseaux sociaux, de conti­nuité et de rupture. Dans certaines villes, il existe même des bureaux ou agences « des temps », qui s’in­té­ressent aux temps de la ville : semaine, vacances, dimanche et nuit compris.

Conti­nuité parce que, de plus en plus, le travailleur, le consom­ma­teur, le citoyen, se déploient dans un espa­ce­temps qui va bien au-delà des limites conven­tion­nelles impo­sées par les digues et autres murailles tempo­relles instal­lées au siècle dernier : jour­nal de 20 heures, dernier métro, fin des programmes TV, ferme­ture des maga­sins, etc. Les nouvelles tech­no­lo­gies – de la commu­ni­ca­tion aux objets connec­tés – s’ins­crivent dans une logique de conti­nuité tempo­relle davan­tage centrée sur le temps person­nel. Rupture, parce que le monde de la nuit ouvre aussi sur un rapport au temps, à la parole, aux autres et à soi que l’on souhaite conti­nuer à vivre selon des moda­li­tés qui ne sont pas forcé­ment celles du jour. Depuis le début des années 2000, le secteur insti­tu­tion­nel s’est employé, par toutes sortes d’ini­tia­tives, à desser­rer l’étau du couvre-feu cultu­rel qui posait une limite, si l’on excepte les spec­tacles bien sûr, à l’ex­pé­rience nocturne de la culture : « nuits blanches », visites nocturnes de musées ou de quar­tiers, expo­si­tions, marchés et foires en soirée. Pour ces insti­tu­tions, la tendance est à un posi­tion­ne­ment « hors le jour » et « hors les murs » qui prenne en compte les nouvelles pratiques, usages et modes de vie.

Moda­li­tés nouvelles de la décou­verte, de l’in­ter­ac­tion avec un lieu, une oeuvre d’art, une histoire jusque-là voués à l’uni­vers diurne de nos loisirs ou du temps libre, ces initia­tives ont contri­bué à ouvrir un espace public et parta­geable à ce monde émotion­nel de la nuit, dans toute sa poésie et sa capa­cité de stimu­la­tion de l’ima­gi­naire, au-delà du temps clas­si­que­ment dévolu à la festi­vité trans­gres­sive. Plus récem­ment, le mouve­ment Nuit debout a égale­ment montré à quel point les jeunes géné­ra­tions possé­daient une affi­nité parti­cu­lière avec l’uni­vers nocturne, qui posait il y a peu encore une fron­tière à la fois cultu­relle et morale entre le monde des gens sérieux et celui des jouis­seurs plus ou moins asociaux, voués au déca­lage perpé­tuel.

En termes de gouver­nance, certaines villes ont orga­nisé leurs « états géné­raux de la nuit », pour faire le point sur ce terri­toire oublié et déve­lop­per des actions. Les mêmes ont désor­mais leurs « adjoints à la nuit ». D’autres ont vu fleu­rir des initia­tives comme l’élec­tion de « maires de nuit », portant haut et fort les reven­di­ca­tions des « peuples de la nuit ». Les aména­ge­ments urbains sont de plus en plus adap­tés à des usages nocturnes : services de bus spéci­fiques, pistes cyclables phos­pho­res­centes... On voit se déployer des crèches de nuit, toilettes et parcs publics tendent à deve­nir acces­sibles à toute heure.

La tech­no­lo­gie numé­rique et les inter­dits (fumer dans les lieux publics) ont trans­formé les pratiques de la nuit urbaine. On déam­bule désor­mais d’un lieu à l’autre, trans­for­mant l’offre urbaine en parcours, tandis que les fumeurs réin­ves­tissent la rue en lui redon­nant son statut d’es­pace public de rencontre. Bien sûr, des tensions émergent entre la ville qui dort, la ville qui s’amuse, qui travaille ou s’ap­pro­vi­sionne : nuisances sonores, pollu­tion lumi­neuse. Certains mettent en avant un droit à la nuit, un respect de ses habi­tants. Des trames nocturnes s’éla­borent en aména­ge­ment alors que des villes décident de réduire ou d’éteindre leur éclai­rage public. À côté de l’ap­proche de la nuit comme un marché, on voit émer­ger l’idée qu’elle serait un patri­moine à proté­ger, un refuge, un temps aux valeurs spéci­fiques. Face à ces évolu­tions, la ques­tion est celle du curseur – jusqu’où ne pas aller ? – et de l’ac­cès au débat public : quelle nuit voulons nous dans nos quar­tiers, nos villes et nos villages ?

La nuit, un nouveau terri­toire à inves­tir pour les marques

Le marke­ting et les marques se sont toujours inté­res­sés à la nuit… Les alcools, la mode, l’in­dus­trie du diver­tis­se­ment traquent depuis long­temps les modes de vie nocturnes et leurs tribus, cher­chant à capter l’in­té­rêt et à séduire les influen­ceurs et les faiseurs de tendances régnant sur le petit monde clos des noctam­bules. Elles se sont égale­ment appuyées sur des pres­crip­teurs venus de l’uni­vers de la nuit. Mais juste­ment, leur parti pris a souvent été de travailler sur un segment tempo­rel en l’en­vi­sa­geant avant tout sous l’angle de la rupture, de l’étrange, du décalé, du trans­gres­sif. La nuit, c’était un peu tout ce qui n’était pas le jour, voire s’y oppo­sait, notam­ment par la trans­gres­sion de ses inter­dits, de ses pres­crip­tions, de ses règles de bien­séances, de ses pesan­teurs sociales.

Si ce visage de la nuit n’a bien sûr pas disparu, il s’est diver­si­fié, il s’est même insti­tu­tion­na­lisé, voire « diur­nisé ». De nouvelles dyna­miques de vie et avec elles de nouveaux temps sont appa­rus, moins segmen­tés, moins rigides, débou­chant à leur tour sur une plus grande plas­ti­cité des compor­te­ments et des besoins. Un nouveau métis­sage du jour et de la nuit se crée, donnant nais­sance à un temps ouvert en attente de nouveaux possibles : se faire livrer chez soi, aller au restau, faire du sport, apprendre.

Pour les marques, le monde du 24/​7 est un gise­ment d’op­por­tu­ni­tés...

...non seule­ment pour étendre sa présence, mais aussi pour mieux s’adap­ter aux nouveaux besoins des consom­ma­teurs dans un monde qui ne s’éteint jamais, c’est à dire pour consom­mer diffé­rem­ment.

C’est sur ce point que les initia­tives des marques sont encore peu déve­lop­pées. Para­doxe ! Les pouvoirs publics ont un train d’avance. Peu de marques semblent avoir pris conscience de la perti­nence de consi­dé­rer la nuit comme un nouveau terri­toire tempo­rel à explo­rer. Certes, les services tentent d’étendre leur ampli­tude, mais d’une part cette démarche reste timide en France compa­ra­ti­ve­ment à d’autres pays et d’autre part le modèle de réfé­rence reste diurne.

Pour­tant, il y a un vrai modèle de consom­ma­tion à inven­ter, en liai­son avec les muta­tions cultu­relles profondes en cours dans le monde de la consom­ma­tion, arti­cu­lées par exemple aux nouvelles pratiques du home enter­tain­ment. Dans l’ali­men­taire par exemple, comment répondre aux frin­gales nocturnes bien légi­times après la fête, la consom­ma­tion de séries ou de films à la demande ? Une marque comme Granola l’a bien saisi, dont la campagne « Night Assis­tance » cible préci­sé­ment les petits creux de fin de soirée : sortie de boîte, soirée TV, etc.

Consi­dé­rer la nuit comme un temps de veille et non plus exclu­si­ve­ment de sommeil peut avoir des consé­quences impor­tantes. Dans le champ de la beauté, par exemple, quelle perti­nence y a-t-il à segmen­ter des offres de soin jour/​nuit quand, dans la vie, cette fron­tière tend à s’es­tom­per ? Inver­se­ment, on voit des hôtels s’ou­vrir à un usage de jour et propo­ser des espaces de sieste... en pleine jour­née. Au-delà, tout le champ du service est poten­tiel­le­ment impacté : livrai­son de médi­ca­ments la nuit, livrai­son des achats effec­tués tard le soir sur inter­net…

Une fois n’est pas coutume, les marques pour­raient trou­ver de l’ins­pi­ra­tion dans les initia­tives publiques et les nouvelles approches de l’amé­na­ge­ment urbain… Au-delà, c’est toute une inter­ro­ga­tion sur le temps et ses nouveaux terri­toires à laquelle nous invi­tons les marques à s’ou­vrir.

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