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L’évaluation financière des marques

15/07/2018

Le terme valeur, peut signifier ce qui est posé comme vrai, beau, bien, comme ce que vaut un objet, en particulier son prix en argent. Pour ce qui concerne les marques, la question est de savoir tant ce que vaut une marque que ce qui vaut dans une marque.

par Yves Krief, Fondateur de Sorgem  et Guy Jacquot, Associé, Sorgem

La réponse est multiple, car elle dépend de la représentation ou de l’utilisation de la valeur selon que la question est posée par le marketing ou par la finance de l’entreprise. Au niveau de l’analyse, on avance au moins trois systèmes de référence qui ont chacun leur logique propre, mais qui s’articulent comme des poupées russes.

1. Le sens dans sa plénitude ; il s’exprime en mots qui recouvrent des concepts ; on est en quelque sorte à l’intérieur de la marque ; on explore son imaginaire par les méthodes des études qualitatives (notamment du groupe projectif). On hiérarchise ces valeurs ; on exprime les codes de marque les plus adaptés ; on énonce les règles de produits d’extension et de communication que la marque pourrait prendre en charge.

2. Déstructuration partielle du sens. La marque est un ensemble de valeurs (éléments de signification) dont la présence est plus ou moins probable. On peut aussi illustrer ces fréquences par des profils de marque. Notoriété, fidélité, utilisation sont les critères à rechercher dans ces enquêtes.

3. La marque est un bien incorporel ayant une valeur financière : elle s’exprime en euros (ou dans une autre monnaie) ; l’évaluation financière est sa capacité à produire des revenus dans le futur. S’exprimant en monnaie, équivalent universel, elle se compare à n’importe quelle autre marque.

Ces trois « mesures », de la plus qualitative à la plus quantitative, répondent toutes à leur manière à la question de la valeur : ce qui vaut dans une marque, c’est sa capacité de différenciation positive pour donner sens au produit, pour produire une communication singulière, pour être lisible comme une image spécifique, pour produire des revenus dans le futur. Chaque « mesure » détruit une partie du sens de la précédente, mais en contrepartie apporte une qualité plus opératoire. C’est la troisième mesure que nous allons développer dans cet article en nous attachant à la capacité des différentes méthodes d’évaluation des marques à appréhender la création de valeur.
Les principes d’évaluation des marques sont encadrés par la norme ISO 10668 relative à l’évaluation d’une marque et aux exigences pour l’évaluation monétaire d’une marque, publiée en septembre 2010 1. Cette norme propose un cadre méthodologique applicable dans la plupart des contextes d’évaluation des marques, qu’ils soient opérationnels, transactionnels, comptables ou fiscaux, et décrit de manière précise trois grandes approches d’évaluation : par les revenus, par les coûts et par le marché.
Les professionnels utilisent parfois une quatrième approche, basée sur la méthode des options réelles, qui consiste à valoriser séparément la marque dans son exploitation actuelle et la valeur associée aux opportunités de croissance qu’elle offre.

Un préalable à l’évaluation des marques : l’analyse juridique, marketing et économique

La typologie des méthodes mentionnées par la norme ISO n’est pas nouvelle 2 et correspond aux approches utilisées pour évaluer la plupart des actifs. L’apport de la norme ISO 10668 est d’avoir souligné que l’évaluateur doit réaliser un diagnostic de la marque et de son marché en faisant clairement le lien entre les résultats de cet audit et les paramètres et hypothèses retenus dans les modèles d’évaluation.
Ce diagnostic doit notamment prendre en compte : le domaine de compétence de la marque, sa pérennité et l’étendue de la protection en termes de classes de dépôts et de pays ; la personnalité de la marque, son image, sa notoriété et sa place sur le marché afin d’appréhender son potentiel de développement et sa capacité à fidéliser la clientèle ; les vecteurs de création de valeur de la marque concourant à l’amélioration de la marge, à une réduction des coûts ou encore à la signature de contrats de licence ou de franchise.

L’évaluation des marques par les revenus

Ces approches correspondent au principe selon lequel la valeur financière d’un actif dépend des revenus qu’il est susceptible de procurer à son détenteur. Le modèle économique sous-jacent est donc que la valeur de la marque s’écrit :

valeur de la marque = Σni = 1 Rm x (1+g)n (1+t)n , avec :

Rm : résultat attribuable à la marque après impôts,
n : durée de vie de la marque,
g : taux de croissance des résultats attribuables à la marque,
t : taux d’actualisation.

Les revenus de la marque

Les revenus de la marque sont généralement déterminés par les méthodes de la prime de prix, des surprofits ou des redevances.

La méthode de la prime de prix. Cette prime correspond au surplus de prix (ou plutôt de marge, car il faut tenir compte des coûts nécessaires à l’exploitation et au développement de la marque) dont bénéficient les produits marqués par rapport à des produits comparables vendus sans marque. La méthode est séduisante pour sa simplicité et le lien direct qu’elle établit entre la valeur de la marque et ses effets sur la création de valeur. Elle est toutefois délicate d’application, puisqu’il faut identifier des produits sans marque comparables aux produits marqués, ce qui est rarement possible, et que l’objectif d’une stratégie de marque n’est pas nécessairement de vendre plus cher, mais aussi parfois de vendre plus, ou plus souvent.

La méthode des surprofits. L’idée sous-jacente de la méthode des surprofits est que le résultat d’exploitation de l’entreprise sert à rémunérer l’État (via l’impôt sur les sociétés), les immobilisations corporelles, le besoin en fonds de roulement 3 et les actifs incorporels. L’application de cette méthode à l’évaluation des marques consiste à déterminer le résultat attribuable aux actifs incorporels de l’entreprise (appelé surprofit ou création de valeur), puis à le partager entre les différents actifs incorporels, dont la marque.

Si on a par exemple :

  • un chiffre d’affaire de 100 millions d’euros,
  • un résultat d’exploitation après impôt de 12 millions d’euros,
  • un BFR de 20 millions d’euros,
  • des immobilisations corporelles de 40 millions d’euros,
  • et un taux de rémunération attendue des actifs de 8 % , la création de valeur, c’est-à-dire la rémunération des actifs incorporels, sera égale à : `

rémunération des actifs incorporels = surprofit = 12 M€ - 8 % x (20 M€ + 40 M€) = 7,2 M€.

Pour réaliser le partage du surprofit, Sorgem Évaluation a développé un outil dénommé Matrice de partage, dont la construction comprend les étapes suivantes :

  • identification des facteurs-clés de succès du secteur (FCS),
  • analyse de leur importance relative en leur attribuant à chacun un pourcentage (somme des pourcentages attribués aux FCS = 100 % ),
  • identification des actifs incorporels exploités par l’entreprise,
  • analyse du rôle de chaque actif incorporel dans la réalisation de chaque FCS en mesurant ce rôle par un pourcentage (somme des contributions des actifs incorporels à un FCS = 100 % ).

Pour illustrer cette démarche, on prendra le cas d’un groupe qui conçoit et fabrique des produits technologiques grand public. L’analyse de l’entreprise et de son secteur a permis d’identifier :

  • quatre principaux FCS : innovation, image, visibilité et prix,
  • quatre principaux actifs incorporels appartenant à la société : la marque, les brevets, les savoir-faire techniques et les savoir-faire marketings.

Le tableau en page 80 présente la matrice de partage associée à cet exemple.
Avec cette analyse, la marque aurait droit à 20,5 % du surprofit. Ce ratio est obtenu en sommant le produit du rôle de la marque par le poids de chaque FCS.

20,5 % = 10 % x 40 % + 30 % x 30 % + 30 % x 20 % + 15 % x 10 %

Si on reprend l’exemple précédent, on peut conclure que le résultat attribuable à la marque est égal à : surprofit x 20,5 % = 7,2 M€ x 20,5 % = 1,48 M€ après impôts, soit environ 2,25 M€ avant impôt. L’intérêt de cette approche, que nous avons appliquée à plusieurs centaines de marques (depuis EDF jusqu’à Nestlé en passant par Libération ou encore Guy Degrenne), est de proposer un outil de diagnostic avec un résultat quantitatif. Dans la situation précédente, on peut par exemple conclure que la marque analysée justifie un taux de redevance d’environ 2,25 M€/100 M€ = 2,25 % du chiffre d’affaires. L’outil est adapté au contexte en remplissant la matrice à partir d’interviews d’experts (directeurs du marketing, directeur de la communication, directeurs financiers…) ou de résultats d’études ad hoc.

La méthode des redevances. Dans cette méthode, le revenu attribuable à la marque est égal à la redevance réelle ou théorique que le propriétaire de la marque perçoit, ou est en droit d’attendre, en cas de licence de sa marque. La simplicité de cette méthode n’est qu’apparente. L’utilisation des références de marché nécessite, en effet, une analyse approfondie des contrats pour identifier, par exemple, si le taux de redevance s’applique à des prix de détail ou à des prix de gros, les rôles du donneur de licence et du licencié, les risques que chacun assume. Ces questions occupent une place importante dans l’analyse des redevances de marque facturées par les groupes internationaux à leurs filiales. Ces redevances constituent des prix de transfert 4 et doivent à ce titre satisfaire aux recommandations de l’OCDE et notamment, depuis le plan BEPS 5, à un alignement de leur montant sur la création de valeur.
BEPS n’interdit pas l’existence de ce type de redevance, mais considère que la propriété juridique d’une marque ne confère pas, en soi, le droit de conserver l’intégralité des revenus tirée de son exploitation, la valeur créée par cet actif dépendant d’autres fonctions, comme la communication, le développement, la R&D, etc. Les modèles d’évaluation des marques doivent donc non seulement être en mesure de déterminer la part de la création de valeur revenant à la marque, mais aussi de procéder à un démembrement de la valeur financière des marques entre ces maillons.

Le taux d’actualisation des revenus de la marque

Le taux d’actualisation appliqué aux revenus de la marque est souvent estimé à partir de paramètres financiers comme le taux des obligations d’État et la prime de risque du secteur. Cette prime de risque peut toutefois aussi être utilement estimée à partir des facteurs de risques associés à l’exploitation de la marque. C’est dans ce but que Sorgem Évaluation utilise le concept de classe de risque de la marque en complément de l’exploitation des bases de données financières.
Cet outil repose sur une analyse de différents critères de risque concernant, d’une part, le marché où opère la marque et, d’autre part, la marque elle-même. Chaque critère est associé à une note variant entre 0 (critère contribuant très peu au risque) et 4 (critère contribuant fortement au risque). Cette notation permet de positionner la marque dans une matrice comprenant neuf cases et définie selon deux axes : le premier axe correspond au risque du marché et le second au risque de la marque analysée. Les neuf cases sont associées à cinq classes de risque. La classe 0 correspond à un risque faible, la classe 2 à un risque comparable au marché, et la classe 4 à un risque au moins égal à deux fois le risque moyen (5 % dans le schéma ci-dessus).

Les approches de valorisation des marques par le marché

L’approche directe de valorisation par le marché consistant à appliquer à la marque les multiples de valorisation qui ressortent de transactions est rarement appliquée, faute de références. Une autre façon d’utiliser les données de marché consiste à utiliser des taux de redevances de licence.

Les approches de valorisation des marques par les coûts

Les méthodes de coûts reviennent à estimer la valeur d’une marque à partir de son coût historique de création ou à partir de son coût de reconstitution. Ces coûts comprennent les coûts de création de la marque, les coûts de dépôt et de protection, et les investissements en communication qui ont permis de construire la notoriété et l’image de la marque. On peut aussi inclure la valeur « d’affichage » que représentent les enseignes et les devantures des magasins qui l’exploitent, ou encore la valeur « publicitaire » des retombées presse dont elles bénéficient. Les méthodes de coûts s’appliquent bien aux marques que l’on peut reconstituer et dont la notoriété est étroitement liée à l’importance des dépenses de communication.
Elles ont toutefois tendance à sous-estimer le « prix du temps » et celui de la « chance ». Acquérir une marque existante, ce n’est pas seulement acheter la valeur de ses investissements en communication, c’est aussi gagner du temps et acquérir une « success story ». Les approches par les coûts doivent ainsi toujours être validées par des méthodes de rentabilité pour vérifier qu’il existe un retour sur investissement au moins égal aux dépenses initiales. Les modèles d’évaluation financière des marques accordent une place importante à la façon dont les marques contribuent à la création de valeur. La marque n’est pas toutefois le seul actif incorporel qui contribue à cette création de valeur et sa contribution peut varier selon les risques et les fonctions assumés par son propriétaire.
Il faut aussi souligner que l’évaluateur doit spécifier le point de vue qu’il adopte pour valoriser la marque : celui d’un acheteur ? d’un vendeur ? d’un industriel ? d’un financier ? Toute valeur de marque est en effet relative à un contexte et à un projet.

Notes
(1)
 La normalisation et l’évaluation des marques est toujours en cours, puisque l’AFNOR annonce la sortie prochaine d’une nouvelle norme internationale.
(2) Cf. par exemple : Maurice Nussenbaum, « Les marques, un actif à évaluer », La Revue Banque n° 515, avril 1991.
(3) Besoin en fonds de roulement (BFR) = stocks + créances d’exploitation – dettes d’exploitation.
(4) Les prix de transfert sont les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées. Ils occupent une place importante dans l’économie puisqu’ils définissent les marges réalisées dans les filiales des groupes internationaux, et par suite le montant de l’impôt à régler dans chaque pays.
(5) Le plan BEPS (base erosion and profit shifting), publié en 2015, comprend 15 actions qui visent à contraindre les entreprises à aligner la localisation de leurs profits avec celle de leurs activités.

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