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Marque & art, une union légitime

16/07/2016

À l’heure du mélange des genres, des croisements, de l’hybridation de l’économie et de l’art, le mariage de la marque avec l’art et la culture se trouve légitimé et participe de la démocratisation de l’expérience et du goût de l’esthétique.

Entretien avec Gilles Lipovetsky
propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Dans votre livre (1) L’Esthétisation du monde, vivre à l’âge du capitalisme artiste, vous dénoncez l’idée selon laquelle le capitalisme serait « génétiquement », historiquement, voué à enlaidir la planète. Il serait donc un Janus à deux visages ?

Gilles Lipovetsky :  Il est un constat récurent depuis près de deux siècles selon lequel le monde moderne, industriel et marchand, n’aurait fait que détériorer la culture, l’homme et l’environnement artistique, culturel, urbain de celui-ci. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les textes de Karl Marx et Friedrich Engels sur les taudis, le monde insalubre et dénaturé des villes industrielles. L’industrie lourde aurait détérioré le paysage et enlaidi les objets. À partir du début du XIXe siècle, la production industrielle génère de pâles copies d’objets artisanaux. Le courant anglais Arts and Crafts, représenté par John Ruskin ou William Morris, se fait fort de dénoncer le monde moderne et son univers, considéré comme une conspiration contre la beauté, l’individualité, celle de l’artisan qui conçoit son travail avec passion, produit de beaux objets, quand la machine ne fait que copier et déshumanise le producteur. Plus près de nous, à partir des années 1950, des intellectuels dénoncent la télévision, la vulgarité et la médiocrité de la culture de masse. On critique aujourd’hui l’uniformisation planétaire des objets, de l’espace urbain. L’enlaidissement touche au plus profond : l’impact de la pollution sur le paysage en est une illustration. Il existe pourtant une autre face, un autre visage du capitalisme, comme l’atteste la volonté de bon nombre de personnes d’améliorer les choses. Le monde de l’industrie et du commerce ne nous condamne pas nécessairement à la laideur. Cela se traduit dans le design, la transformation du commerce avec les grands magasins – Aristide Boucicaut, Au Bon Marché en 1869 –, l’apparition de la publicité moderne, le cinéma… autant de secteurs où l’art a sa place. Tout ce que réalise le capitalisme n’est pas synonyme de négation de la beauté. L’offre marchande est riche de belles créations. Souvenons-nous de l’admiration qu’a suscitée la DS au moment de son lancement en 1959 –analysée par Roland Barthes dans son livre Mythologies. On ne peut ignorer l’importance du streamline, design américain à l’origine de lignes pures et aérodynamiques, dont Raymond Loewy – au célèbre slogan « la laideur se vend mal » – est l’un des grands représentants. Aujourd’hui, Apple a su rendre beau l’ordinateur. Le capitaliste artiste, tel que je le nomme, est l’une des deux faces du capitalisme. Il fait le charme du quotidien.

Vous datez le mariage du capitalisme avec la culture à la naissance du grand magasin Au Bon Marché. Quelle révolution a-t-elle apporté dans la relation de l’art avec la marque ?

Le Bon Marché en 1929

G. L. :  Aristide Boucicaut, d’une certaine façon, a inventé la dimension expérientielle du commerce et du capitalisme. Au Bon Marché accueille des chanteurs, des comédiens, des spectacles pour enfants, des concerts. Aristide Boucicaut comprend que les clients ne viennent pas seulement acheter des produits, ils veulent vivre des choses à cette occasion et seront d’autant plus acheteurs que cette expérience sera active. Les critiques vont fuser. Parce que les femmes vont entrer Au Bon Marché, on va accuser les grands magasins d’être des vecteurs de vice, d’être à l’origine de la nouvelle quête de l’amoralité !

De fait, la marque relève du champ commercial quand l’art et l’artiste appartiennent au champ culturel, loin des préoccupations matérielles et mercantiles. On peut donc s’interroger sur la pertinence de l’intrusion de la marque dans un champ qui n’est pas originellement le sien. Marque et art, un oxymore ?

G. L. :  Du point de vue romantique, il y a une opposition majeure, un fossé infranchissable entre le commerce et l’art, entre les marques et l’art. Cette opposition s’est fortement manifestée à partir du XIXe siècle, et on la trouve fortement exprimée chez Charles Baudelaire ou Gustave Flaubert, avec de la haine pour ce qui touche à l’argent : l’art doit alors être une activité totalement désintéressée, et toute liaison avec l’argent est jugée dangereuse, contre nature. Cette idée d’un art pur, d’un art pour l’art, est cependant une vision moderne des choses, car dans la longue histoire de l’humanité, y compris au sein des sociétés les plus anciennes, l’idée d’un art pur n’a aucun sens, celui-ci étant intimement lié avec la magie, les rites, les dieux, la société en général. Au Quattrocento par exemple, les artistes étaient payés par des commanditaires, princes ou gens d’église, l’art était alors au service du message christique ou de la grandeur des princes. La dénonciation d’un art de salon, d’un art pur, a conduit les représentants du modernisme à promouvoir un art utile : pour eux, ce qui touche à la production industrielle ne signifie pas nécessairement disparition de toute activité créative et artistique, à l’instar de l’industrie du cinéma. Le capitalisme a créé un art de consommation de masse, destiné aux masses, en permanente évolution. Il a pu marier le fonctionnel, l’utile, avec le beau, l’esthétique.

Marshall McLuhan a affirmé que la publicité était « la plus grande forme d’art du XXe siècle ». Certains pourraient ajouter : « la plus grande manipulation de l’art pour manipuler et séduire les consommateurs ». Qu’en pensez-vous ?

G. L. :  S’il peut y avoir une part de manipulation dans la publicité, des lois existent pour en réglementer le caractère mensonger. Mais qu’entend-on vraiment par manipulation ? La publicité ne manipule personne, car elle se présente ouvertement comme un faire-valoir, quand la manipulation consiste à avancer masqué. La publicité avance, elle, à visage découvert et le consommateur n’est pas dupe. Ne surestimons pas son pouvoir – qui n’est pas totalitaire, les publicités se faisant concurrence entre elles : si vous n’aimez pas la chaleur, vous ne serez jamais attiré par les publicités du Club Med vantant les plages des pays chauds ! La publicité échappe au modèle pavlovien, elle n’a pas un pouvoir de conditionnement radical.

Hier, Moët & Chandon ou Lu confiaient la réalisation de leurs affiches ou boîtes de biscuits à la créativité d’Alfons Mucha, témoignant ainsi de l’existence de l’art nouveau ; aujourd’hui, Perrier offre ses canettes comme espace d’expression aux représentants du street art… la marque signerait donc davantage qu’un simple objet. Peut-elle être le miroir de son temps par l’art ?

Moët & Chandon Crémant Impérial, Alfons Mucha

G. L. :  Le capitalisme artiste est un système dans lequel il y a une hybridation du commercial et du style. Il ne concerne que les secteurs du capitalisme de consommation, et non celui du capitalisme financier. Les produits de marque sont emblématiques de leur époque au même titre que les courants artistiques. Les graphistes et affichistes laissent leur empreinte sur les objets de consommation de masse. À partir du pop art, les artistes s’inspirent de la production marchande, comme le fit Andy Warhol.

Et plus que miroir, mais aussi acteur quand on songe aux marques de luxe comme Lalique, Daum, Cristalleries Saint- Louis, qui signent des oeuvres d’art…

G. L. :  Cette question remonte à la naissance du concept de haute couture, imaginé par Charles Worth, qui fut le premier à signer ses robes : une robe peut-elle être une oeuvre d’art ? C’est un débat scolaire. Pour autant, le capitalisme n’a pas pour vocation à créer des oeuvres d’art pur, mais d’art industriel, d’art utile, d’art de consommation. Le luxe, en tant que tranche supérieure, y a bien sûr sa place. Sur le plan anthropologique, l’art ne peut être considéré comme une activité purement désintéressée, appartenant à une sphère totalement autonome. Les stratégies commerciales ne sont pas antinomiques avec l’art. Le capitalisme artiste a deux pôles, commercial et créatif. Ce conflit existe au quotidien dans toutes les entreprises entre ceux qui sont en charge du style, de l’innovation, de la créativité et ceux qui appartiennent au pôle comptable.

La marque peut-elle jouer également un rôle pédagogique – on parle alors d’« artketing » –, grâce par exemple aux fondations (Louis Vuitton, Pernod Ricard…) qui multiplient les expositions d’artistes ?

G. L. :  Oui, bien sûr, on peut également citer la Punta della Dogana et le Palazzo Grassi, deux musées présentant les collections d’art contemporain de François Pinault, à Venise. Les marques de luxe ont pris la relève des princes. La fondation Vuitton, conçue par l’architecte Frank Gehry, au bois de Boulogne, relève de cette démarche. Tout le monde est gagnant : les artistes voient leur art reconnu, le public s’instruit et les marques promeuvent leur image autrement que par de la simple publicité. Les marques de luxe investissent dans l’art, car celui-ci donne une image d’éternité.

Vous annoncez que l’activité esthétique du capitalisme est devenue structurelle, exponentielle, présente dans tous les secteurs de la consommation marchande. Les artistes (Andy Warhol et Campbell) peuvent donc placer la marque dans leur art, comme la marque (Karl Lagerfeld et Coca-Cola) les place dans ses produits jusqu’à en nommer certains (Citroën Picasso ! ), voire détourner leurs oeuvres (Pantène et La Joconde, Perrier et Arcimboldo, La Laitière de Nestlé)… Serions-nous à l’heure du mélange des genres, des croisements, de l’hybridation de l’économie et de l’art ?

G. L. :  C’est la définition du capitalisme artiste, et il est partout dans le monde de la consommation des ménages. Quand on est dans la sphère du consumérisme, rien alors ne lui échappe. Cette dimension renvoie à toutes les opérations de décoration, de stylisation, de séduction des produits et de l’espace – magasins, centres commerciaux, restaurants, aéroports, centres-villes, gares, paysages –, il n’y a plus un domaine qui échappe à l’incorporation de ce paradigme. Chaque produit vient au monde avec un emballage, un packaging, des formes, des couleurs conçus pour séduire les consommateurs dans les linéaires. Ceux qui autrefois étaient strictement utilitaires et avaient une dimension esthétique réduite – téléphones, montres, lunettes, matériel sportif, sous-vêtements, brosses à dents –se sont transformés en accessoire de mode. Le design investit jusqu’au territoire des odeurs, des sons, des sensations tactiles. Son importance se lit dans la forme des produits, dans le réaménagement des espaces, mais aussi dans le graphisme, le packaging, le merchandising. Aujourd’hui, on parle de design d’environnement, de design de paysage, de design d’ambiance lumineuse, de Web design, de design sensoriel, olfactif, sonore, tactile. C’est souvent par le style que les produits se distinguent dans une concurrence exacerbée. Enfin, ce capitalisme artiste se caractérise par l’hybridation de l’économie et de l’esthétique, du commercial et du style, du fonctionnel et du beau, de l’utilitaire et du créatif. C’est un capitalisme que je qualifie de « transesthétique », pour le distinguer de l’esthétisme, souvent associé au dandysme ou à l’activité purement contemplative. Dès qu’il y a du style, il y a du commercial, c’est donc toujours « trans », hybridation, mélange, métissage. Esthétique doit s’entendre au sens grec originel, aesthesis, qui veut dire « perception, sensation, affect, émotion ». Le capitalisme transesthétique ne cesse de mobiliser, de solliciter les plaisirs et les émotions.

Ne serait-ce pas une manière de réenchanter le monde commercial ?

G. L. :  On l’observe dans l’univers commercial : le modèle de l’hypermarché tel qu’on le connaissait jusqu’à présent semble avoir atteint ses limites et réinvente aujourd’hui dans ses allées ce que proposait Aristide Boucicaut : décoration, jeux, odeurs… On parle à présent de marketing sensoriel et expérientiel, cherchant à réenchanter les lieux commerciaux en y faisant entrer plaisir, désir et émotion. L’acte de consommer doit être chargé de valeurs et de bienêtre, la beauté se vend mieux que la laideur ! Le capitalisme artiste est un système qui s’emploie à créer une magie, un état d’enchantement, à l’heure du désenchantement du monde. Pour autant, ne confondons pas réenchantement de la consommation et réenchantement du monde.

« La modernité a gagné le défi de la quantité, l’hypermodernité doit relever celui de la qualité dans le rapport aux choses », écrivez-vous en conclusion de votre livre. Avez-vous des suggestions ?

G. L. :  En France, la culture artistique, considérée comme secondaire à l’école, est très insuffisamment enseignée. Or, l’activité créative se démocratise et se massifie, grâce en particulier à Internet. L’école devrait s’ouvrir davantage à la culture artistique pour faire éclore des vocations. Il faudrait également inventer un enseignement dans les écoles de commerce et autre business school pour sensibiliser les étudiants à l’histoire de l’art. Nous devons investir dans la création, l’innovation, l’originalité et la beauté.

(1) L’Ère du vide (Gallimard 1983), L’Empire de l’éphémère (Gallimard 1987), Les Temps hypermodernes (Grasset 2004), Le Bonheur paradoxal : essai sur la société d’hyperconsommation (Gallimard 2006), L’Occident mondialisé : controverse sur la culture planétaire (Grasset 2010), L’Esthétisation du monde : vivre à l’âge du capitalisme artiste (Gallimard 2013, avec Jean Serroy), De la légèreté, Grasset, 2015.

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