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Consommation de l’art et art de la consommation

16/07/2016

Si les marques recourent à l’art pour mieux affirmer leur valeur symbolique, ne devraient-elles pas élever le consommateur par cet art même ?

Par Danielle Rapoport,
Psychosociologue, analyste des modes de vie et de la consommation

Depuis des décennies, et notamment à partir des années 1960, quand le peintre Andy Warhol utilise Campbell dans ses oeuvres, marques et art se sont alliés à des fins de valorisation pour les unes, de notoriété et de gain financier pour les autres. Bien avant, Henri de Toulouse-Lautrec pour le Moulin Rouge, Alfons Mucha pour la bière de la Meuse ou le papier à cigarette Job, ont inscrit dans la publicité cette possible union, a priori antinomique, qui pose question. Quels sont les réels apports pour les marques et leur communication, pour l’artiste et son oeuvre – détournée et réappropriée par le marketing – et pour le consommateur, qui reçoit, en un échange mercantile, un reader digest de culture ?

Bières de la meuse, Alfons Mucha

Du point de vue des marques…

La consommation est en soi basée sur un échange non gratuit, qui engage la création de valeur matérielle et immatérielle. Gain en réputation, en fidélisation, en préférence et attachement des clients, en information sur leurs pratiques, le marketing joue ses cartes de séduction en augmentant la désirabilité des marques. La tâche est devenue difficile, car d’une consommation de masse destinée à satisfaire le plus grand nombre, nous sommes passés à une adresse plus individualisée et à la nécessité de prendre en compte la part aspirationnelle qui sommeille en chaque individu/consommateur. À cette quête de différenciation et de reconnaissance, les marques ont répondu ou tenté de répondre par des offres plus sophistiquées et plus en adéquation avec les besoins et désirs de chacun. Un véritable travail de résilience pour celles qui ont été chahutées, remises en cause, concurrencées, boudées, interpelées. Imagination, intelligence et quête de sens ont été déployés pour qu’elles deviennent plus « généreuses » et offrent, comme il est dit dans le vocabulaire marketing, plus d’« enchantement »… Le recours à la production artistique s’est imposé à la fois comme une opportunité, une évidence et une nécessité. Les enjeux – et les bénéfices souhaités par les marques – peuvent en être rapidement listés ici :

  • pertinence, audace, pour provoquer l’étonnement, la surprise, le désir ;
  • polarisation sur « l’humain », ses ancrages, sa mémoire, ses valeurs, voire sa spiritualité ;
  • stimulation par le sensoriel et l’émotion esthétique ;
  • affirmation d’un engagement autre que consumériste, par des partenariats culturels et artistiques plus « altruistes » ;
  • crédibilisation d’un positionnement.

Moulin Rouge : La Goulue, Henri de Toulouse-Lautrec

Mais ces enjeux ne concernent-il pas aussi l’univers du luxe, dont les fondements subsistent malgré l’évolution de ses critères ? Notamment un rapport au temps spécifique, entre intemporalité et ancrage historique et culturel, présent augmenté par des futurs possibles… l’audace de la création, l’unicité, le choc esthétique et émotionnel. Hermès est un exemple de ce rapprochement entre luxe et culture, avec sa fondation des arts plastiques ouverte à la « diversité des créations contemporaines ». Elle a pour vocation « d’accompagner celles et ceux dont les savoirfaire créatifs éclairent notre vision du monde, le mettent en débat et fondent les bases d’une culture commune ». Savoir-faire et vision, partagés par les créateurs et la marque, qui légitime, dans la cohérence, sa propre créativité. Le renforcement de ce positionnement par une valorisation artistique la fait tendre vers l’universel, et offre aux artistes un lieu d’expression et de promotion.

Le recours à l’art est une manière pour les marques de rehausser leur valeur symbolique et de réaffirmer leur suprématie, par l’élaboration de signes eux-mêmes hissés au rang de création artistique ! Elles expriment ainsi leur nécessité de puiser dans leurs sources et lieux de nourrissage de quoi « toucher au plus haut point » des consommateurs de plus en plus désabusés. Mais la question peut se poser d’une démocratisation de l’art qui massifie son expression par sa récupération consommatoire, et incite l’artiste à une fonction de reproduction parfois non décidée. Il y a prescription pour Vermeer et sa belle Laitière… Cette stratégie d’alliance artistique cache aussi un déficit créatif des marques. Elles font un pas de côté – ou vers le haut –, s’échappant par facilité de ce pour quoi elles sont faites, de leur véritable territoire d’expression et de leur propre culture. Elles risquent cependant de promouvoir en retour une consommation « intéressée » de l’art, en proposant aux individus des produits et des messages qui nourrissent leurs achats de valeur artistique ajoutée… au risque de confondre l’art – voire le remplacer – avec des récupérations artistiques massifiées.

Qu’en est-il des artistes concernés ?

Google deepdream

Depuis des décennies, ils utilisent l’univers de la consommation pour s’en inspirer ou la dénoncer. Le pop art, les sculptures d’Arman, les compressions de César, voire les personnages obèses de Fernando Botero, utilisent pour les uns la reproduction par l’industrialisation et pour d’autres l’hyper-monstration comme illustration de la quantification excessive de produits de consommation aux effets souvent délétères. Cet usage par les artistes de l’univers consommatoire, qui à la fois s’y appuient et s’en enrichissent, est certes source de notoriété, mais comporte un risque non négligeable de noyer la production artistique dans sa propre massification, de la banaliser, de lui faire perdre son âme, son unicité, de la réduire à sa fonction de faire-valoir et de signifier, en soi, l’inéluctable force d’appropriation du maelstrom consumériste. Et que dire de la Citroën Picasso, dont l’appellation a réussi à ranimer une marque ancienne – voire veillotte –, éveillant la curiosité de plus jeunes acquéreurs… au risque de banaliser le créateur ! Des artistes et des designers ont cependant exécuté des pièces dont la singularité et la cohérence avec les marques prescriptrices apportent aux uns et aux autres des bénéfices d’image non contestables… Les flaconnages de Nina Ricci par Élisabeth Garouste et Mattia Bonetti en sont un des exemples.

Mais qu’en est-il de l’art numérique, qui est, selon la formule d’Abdel Bounane, président et cofondateur de Bright, « la forme d’art qui nous permet d’envisager le plus sensiblement les enjeux qui vont façonner le monde de demain : la place des algorithmes, des data, la neutralité du net, la bioéthique, l’intelligence artificielle... Le rôle citoyen et politique de l’artiste numérique est primordial puisque les enjeux du XXIe siècle seront de plus en plus numériques ». Cette appropriation créative du numérique, pour en extraire une production artistique, renverse la donne de l’universalisme et revalorise la notion de démocratisation en en facilitant l’accès par l’implication des publics. L’artiste et l’outil numérique s’allient dans une co-création dont il faudra suivre les développements. Par ces croisements des mondes physiques et virtuels, « nous allons être immergés dans un monde esthético-informationnel, qui sera potentiellement présent en permanence et qui va personnaliser notre vision du monde », énonce encore Abdel Bounane. Google Deepdream illustre cette tendance, casse les codes de l’esthétisme et crée des images dont le fantastique puise aux sources de notre inconscient.

Et le consommateur dans tout ça ?

Polymorphe, il puise dans l’opportunisme et l’opportunité, dans la recherche de plaisir déconnectée du consumérisme et dans une consommation qui apporte du « plus », matériel et immatériel, et du « mieux ». Il intègre de ce fait la montée esthétisante des packagings et la signature des grands chefs cuisiniers sans forcément vouloir en payer le prix ; la communication de ses produits aux emprunts artistiques (Mondrian pour Studio Line) sans forcément le savoir ; il conjugue les reproductions de Monet sur ses sets de table à l’interminable file d’attente d’une exposition médiatique.

Il consomme de ce fait, consciemment ou non, des morceaux plus ou moins bien reproduits et distribués de formes d’art servies par des marques, dont certaines s’autoproclament par ce biais plus puissantes que la puissance artistique et culturelle. Apple et ses bâches géantes sur la façade d’un hôtel particulier parisien ou Coca-Cola sur le palais des Doges à Venise n’ont pas hésité ! Mais qu’est-ce que l’art, dont les multiples formes, dérivations et dérives, abreuvent aujourd’hui notre civilisation consumériste en mal de valeurs et de sens, s’il ne se confronte pas à la façon dont ses destinataires le reçoivent ? Sa présence aux côtés des marques ne devrait-elle pas s’accompagner d’une réflexion sur ses effets, et, de même que le travail du luxe doit être connu et reconnu par ses acheteurs, une imprégnation pédagogico-artistique ne permettrait-elle pas de quitter les habits de « consommateur » pour endosser ceux de « l’amateur » ? pour faire bel usage, émotionnel, spirituel, de ces fragments aspirationnels. Sans aller jusqu’à une re-sacralisation de l’objet, de la trace artistique, du moins savoir y reconnaître une différence signifiante d’avec le commun, affûter un regard critique, se motiver pour aller plus avant. Car c’est bien cet amateur qui aura pour charge d’accueillir l’offre et de l’honorer par un « prix » de reconnaissance émotionnel et temporel.

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