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Protection juridique des marques « non traditionnelles »

16/07/2016

La réforme du droit des marques dans l’Union européenne, entrée en vigueur le 23 mars 2016, va conduire les offices de propriété industrielle à faire évoluer leurs pratiques en matière de protection des marques dites « non traditionnelles » (sons, images animées, odeurs, goûts…), dans la direction d’un élargissement.

Par Julien Horn, Avocat associé
et Julien Canlorbe, Avocat senior manager, De Gaulle Fleurance & associés.

Bâtir une stratégie marketing sur l’emploi de modes alternatifs de communication n’a rien de nouveau, ni d’exceptionnel. Depuis plusieurs années, de nombreuses entreprises multiplient les moyens de toucher les consommateurs en faisant appel à l’ensemble de leurs sens. Non seulement la vue, mais aussi l’ouïe, l’odorat, le toucher ou le goût, qui permettent d’élargir en la nuançant la palette des éléments constitutifs de l’identité de marque. Les souvenirs olfactifs étant ceux qui durent le plus longtemps, on voit tout l’intérêt d’associer à des produits, voire à des services, une odeur qui permettra d’en fixer dans la mémoire une représentation persistante. Abercrombie & Fitch, Nature & Découvertes dans leurs boutiques, Havas Voyages, Le Crédit Agricole dans leurs agences, ou bien encore Indigo dans ses parkings… autant d’entreprises qui font le choix de diffuser des parfums aussi agréables que possible pour affirmer leur identité auprès de leur clientèle. Depuis plus longtemps encore, les sonorités sont fréquemment utilisées comme signatures de marques, comme c’est par exemple le cas pour la SNCF et son logo sonore connu de tous. Il en va de même des logos animés, en particulier dans le domaine de la téléphonie mobile et de l’informatique (tels ceux de Nokia ou de Microsoft), ou bien encore dans l’univers du cinéma (telles les célèbres animations visuelles de Gaumont ou de la 20th Century Fox). Pourtant, le désir d’approfondir l’exploitation de ces modes de communication peut être freiné en raison de l’insuffisance de protection que leur accorde le droit des marques. Les offices de propriété industrielle n’ont pourtant pas été systématiquement opposés à l’enregistrement de telles marques. Dans une décision emblématique de 1999, l’OHMI, Office de l’Harmonisation dans le Marché Intérieur, avait par exemple admis l’enregistrement en tant que marque communautaire d’un signe déposé sous la forme d’une description verbale – « odeur de l’herbe fraîchement coupée » – pour désigner des balles de tennis. Cette odeur, relevait l’office, est une « odeur distincte que tout le monde reconnaît immédiatement sur la base de ses propres souvenirs. Pour beaucoup de gens, l’odeur de l’herbe fraîchement coupée leur rappelle le printemps, ou l’été, les pelouses fraîchement coupées ou les terrains de jeux, ou d’autres expériences plaisantes ». Il s’agissait donc d’une marque admissible à la protection pour de tels produits (1). Néanmoins, depuis quelques années, la jurisprudence dominante se montre plutôt réticente à l’idée d’accorder un monopole sur des signes dont la perception est trop subtile à représenter. Il est vrai que les règles relatives à la protection des marques de commerce sont mal adaptées à la protection de signes s’adressant à d’autres sens que la vue. Le droit des marques semble avoir avant tout été conçu pour les marques traditionnelles que sont le nom ou le logo de l’entreprise, ce qui peut pénaliser le recours à ce type de protection en présence de signes moins conventionnels. À défaut d’une protection sur ce fondement juridique, l’entreprise pourra toujours miser sur la protection de repli que constitue l’action en concurrence déloyale. Celle-ci permet de lutter contre les concurrents indélicats qui pourraient s’inspirer de ces modes de communication et d’identification alternatifs en les copiant plus ou moins franchement. Pour autant, cette action n’offre pas, loin s’en faut, tous les avantages d’une marque, véritable droit de propriété intellectuelle susceptible de favoriser le retour de l’entreprise sur l’investissement qu’elle fournit pour se doter d’une identité de marque multi-sensorielle. D’une part, en améliorant la protection contre les usages non autorisés du signe par des tiers grâce à l’action en contrefaçon et aux garanties qu’elle offre sur le plan judiciaire (saisie-contrefaçon, action en interdiction provisoire, mode de calcul plus avantageux des dommages et intérêts, sanctions pénales). D’autre part, en permettant à l’entreprise de conclure des contrats ayant pour objet la marque, notamment des licences rémunérées. Enfin, en facilitant et en clarifiant la valorisation financière de l’actif par la mention de la marque au bilan.
Le législateur européen semble avoir pris conscience de cette insuffisance de protection des marques dites « non traditionnelles », puisque ces dernières sont au coeur de la réforme du droit européen des marques adoptée par le Parlement européen le 16 décembre 2015 (2). Parmi les nombreuses innovations qu’il apporte au droit des marques, ce volumineux « paquet » législatif présente notamment l’intérêt d’élargir la définition des « signes susceptibles de constituer une marque ». Tandis que la définition en vigueur jusqu’à présent limitait la possibilité d’enregistrer des marques non conventionnelles, cette nouvelle définition devrait conduire la pratique à évoluer dans un avenir plus ou moins proche, aussi bien s’agissant des marques de l’Union européenne devant l’office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (OUEPI) que s’agissant des marques nationales, en particulier en France devant l’INPI (3).

La pratique actuelle : une protection limitée des marques non traditionnelles

Conformément à la définition classique qu’en donne l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle, « La marque […] est un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne morale ». L’exigence selon laquelle le signe choisi comme marque doit pouvoir faire l’objet d’une représentation est donc essentielle, non seulement pour obtenir la protection au stade de la demande d’enregistrement, mais aussi pour en déterminer la portée lorsque la marque est invoquée contre des tiers dans une action en contrefaçon. La jurisprudence précise en effet que seule la représentation graphique du signe, telle qu’elle ressort des dessins et photographies éventuellement jointes à la demande d’enregistrement, détermine la portée du droit (4). Cette représentation graphique doit elle-même réunir un certain nombre de caractères. Il convient que le signe puisse être représenté visuellement au moyen de figures, de lignes ou de caractères de façon claire, précise, complète par ellemême, accessible, durable et objective (5). Pour cette raison, les modes de représentation d’une marque acceptés par les offices, et notamment par l’OUEPI et l’INPI, sont habituellement limités. Si une marque peut être constituée d’une couleur plate sans forme ni contours (par exemple la couleur rose du sucre Daddy) ou d’une phrase musicale (par exemple la marque n° 3897323 d’EDF), les offices sont beaucoup plus réservés quant à l’enregistrement de signes dont la représentation risque de ne pas restituer fidèlement à tout un chacun l’objet sur lequel porte la protection. S’agissant des marques sonores, l’INPI a pu accepter l’enregistrement de signes représentés par un spectrogramme sonore, mais ce mode de représentation est difficilement intelligible. De son côté, l’OUEPI accepte depuis déjà un certain temps de recevoir un exemplaire de fichier sonore au format mp3, mais celui-ci est seulement annexé au formulaire de demande d’enregistrement : il ne constitue pas en lui-même le support à partir duquel est fixé l’objet de la protection, celle-ci étant toujours déterminée suivant une représentation graphique. S’agissant des marques en mouvement, la pratique en vigueur consiste à déposer auprès de l’office une suite de vignettes destinées à représenter le mouvement d’images constituant la marque (par exemple la marque n° 8553133 de Microsoft). S’agissant des marques tactiles, le dépôt de signes aptes à faire ressortir le relief associé à un élément ou une combinaison d’éléments est nettement plus délicat, même si certaines marques constituées d’une suite de points et accompagnées de la mention « braille » ont, par exemple, pu être admises à l’enregistrement. S’agissant enfin des marques olfactives et gustatives, sous réserve du cas de l’odeur d’herbe fraîchement coupée mentionné plus haut, qui fait figure d’exception, la jurisprudence refuse leur protection en tant que marque, au motif qu’aucune forme de représentation ne permet de satisfaire à l’exigence de représentation graphique. En effet, une formule chimique ne représente pas l’odeur d’une substance, mais la substance elle-même, elle n’est en outre pas suffisamment intelligible ; une description aux moyens de mots n’est pas suffisamment claire, précise et objective ; un échantillon ne peut pas être considéré comme une représentation graphique et, au surplus, il n’est ni stable, ni durable (6). Pour ces raisons, ont ainsi été rejetées une demande de marque communautaire consistant dans la description verbale « odeur de fraise mûre » et la représentation de ce fruit (7), ou bien encore une marque constituée par « l’arôme artificiel de fraise » pour des produits pharmaceutiques, vétérinaires et hygiéniques .

La disparition de l’exigence de « représentation graphique » de la marque et les nouvelles pratiques à anticiper

La réforme du droit des marques revient sur cette limitation. Elle précise qu’un signe devrait « pouvoir être représenté sous n’importe quelle forme appropriée au moyen de la technologie communément disponible, et donc pas nécessairement par des moyens graphiques, du moment que cette représentation offre des garanties satisfaisantes » (9). Désormais, « peuvent constituer des marques tous les signes […] à condition que ces signes soient propres à :
a) distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises ; et
b) être représentés dans le registre d’une manière qui permette aux autorités compétentes et au public de déterminer précisément et clairement l’objet bénéficiant de la protection conférée à leur titulaire » (10). La disparition de l’exigence de « représentation graphique » du signe devrait faciliter la protection de marques non traditionnelles. Dès l’entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions (c’est-à-dire dès à présent pour les marques de l’Union européenne, et au plus tard le 14 janvier 2019, date limite de la transposition de la nouvelle directive en droit national, pour les marques françaises), les offices européens seront en effet tenus d’accepter à l’enregistrement des marques n’ayant pas un support de représentation classique. L’emploi de fichiers électroniques du type mp3 ou mp4 devrait par conséquent se généraliser assez rapidement pour les marques sonores et animées. L’enregistrement de marques olfactives, gustatives ou tactiles devrait également devenir possible, même si certaines réserves doivent encore être levées. La protection de la marque demeurant fort logiquement subordonnée à une exigence de précision et de clarté de la représentation du signe, cette faculté ne devrait en effet être pleinement effective qu’à condition qu’un procédé de synthétisation de l’odeur et du goût suffisamment fiable et durable puisse être mis en oeuvre. S’agissant des marques tactiles, si la sensation procurée par le toucher est assez aisée à représenter (par le simple dépôt d’un échantillon de matière auprès de l’office), une difficulté pourra se poser en termes d’accessibilité à ladite représentation, les moyens de communication actuels n’offrant pas la possibilité de reproduire une telle sensation à distance. Au-delà de ces sujétions techniques que les offices de propriété industrielle ont officiellement reçu la mission d’aplanir, la question de l’étendue exactement accordée à ces marques non traditionnelles se posera certainement. Seule une marque revêtant un caractère distinctif pouvant bénéficier d’une protection, le signe devra se distinguer suffisamment non seulement des modes de désignation communément utilisés pour désigner le produit ou le service, mais aussi du produit lui-même. En ce sens, la réforme prévoit notamment que ne peuvent constituer une marque « les signes constitués exclusivement […] par la forme ou une autre caractéristique qui donne une valeur substantielle au produit » (11). Cette précision devrait avoir pour effet d’exclure la protection lorsque sous couvert de l’enregistrement d’une marque non traditionnelle, c’est moins la protection du mode d’identification d’un produit que celle de la caractéristique essentielle du produit qui est recherchée. S’agissant, par exemple, des marques olfactives et gustatives, l’enregistrement d’une odeur pour désigner un parfum ou d’un goût pour désigner un yaourt pourrait bien être proscrit, le signe constituant dans ces cas la caractéristique essentielle du produit. Au contraire de l’enregistrement d’une odeur pour des produits tels que des vêtements ou des services tels que des services de transport (par exemple, le tramway de Montpellier) pour lesquels l’odeur n’a rien d’une caractéristique essentielle. Il appartiendra donc aux déposants de marques de rédiger le libellé des produits et services désignés avec attention afin de contourner cet écueil. Il n’en demeure pas moins que cette modification substantielle de la définition de la marque au sens du droit européen envoie un signal fort. Elle conduira nécessairement la jurisprudence et la pratique des offices de propriété industrielle à évoluer. Elle devrait aussi encourager les entreprises à recourir davantage à l’emploi de ces modes alternatifs de communication et d’identification, désormais susceptibles de faire l’objet de véritables droits privatifs et de constituer des actifs valorisantes.

(1) Décision de la chambre des recours de l’OHMI, 10 février 1999.
(2) Directive UE 2015/2436 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques et règlement UE 2015/2424 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2015 modifiant le règlement UE 207/2009 du Conseil sur la marque communautaire.
(3) L’une des autres nouveautés de cette réforme consiste dans l’adoption d’une nouvelle terminologie. Les marques communautaires sont désormais désignées « marques de l’Union européenne ». L’office chargé de l’enregistrement des marques de l’Union européenne (anciennement « OHMI ») prend le nom d’« office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle » (« OUEPI » ou « EUIPO » en anglais).
(4) En ce sens, CA Paris, 30 octobre 2013 : PIBD 2014, III, p. 69 ; et à propos d’une marque constituée par la forme d’un sac à main à surface « tressée » : TUE, 22 mars 2013, aff. T-409/10 et T-410/10 : PIBD 2013, III, p. 1154.
(5) CJCE, 12 décembre 2002, aff. C-273/00, Sieckmann ; CJCE, 27 novembre 2003, aff. C-283/01, Shield Mark ; CJCE, 6 mai 2003, aff. C-104/01, Libertel.
(6) CJCE, 12 décembre 2002, aff. C-273/00, Sieckmann.
(7) TPICE, 27 octobre 2005, aff. T-305/04 : PIBD 2006, III, p. 87.
(8) CA Paris, 3 octobre 2003 : PIBD 2004, III, p. 10.
(9) 13e considérant de la nouvelle directive UE 2015/2436.
(10) Art. 3 de la nouvelle directive UE 2015/2436 ; art. 4 du règlement 207/2009 modifié.
(11) Art. 4 de la nouvelle directive UE 2015/2436 ; art. 7 du règlement 207/2009 modifié.

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