Entretiens

Prospective

Des marques entre urgence et long terme

11/05/2020

La reprise n’est pas au coin de la rue, et son avènement requiert autant de continuité que d’adaptation. Avec au centre des scénarios de sortie de crise, la confiance des consommateurs et des salariés. Entretien avec Brice Auckenthaler, Tilt Ideas, conseil en innovation stratégique*

Avant la crise sanitaire, vous avez réalisé un sondage auprès de mille Français[1], dont 84 % ont répondu oui à à la question « Attendez-vous d’une marque qu’elle contribue au bien commun et à une société meilleure ?  » Les mêmes feraient de moins en moins confiance aux marques[2] ?

Brice Auckenthaler : Nous réalisons ce baromètre depuis 2017 et nous observons que le même profil de Français fait de moins en moins confiance aux marques et ce profil se répand. C’est du déclaratif, et l’écart est toujours grand entre ce qu’on dit et ce qu’on fait, mais on voit émerger un consommateur « résistant » aussi bien chez les revenus modestes que dans les catégories aisées qui se défient non seulement des marques mais surtout, depuis 2008, des élites financières ou politiques. Quant aux marques, elles n’ont pas donné assez de preuves de leur utilité pour garder un niveau de confiance satisfaisant. Or il se perd vite et se restaure lentement. La confiance à regagner est celle des consommateurs mais aussi celle des salariés, comme le suggère la symétrie des attentions, pour mobiliser en interne.

La crise va-t-elle conduire les marques à renouer avec cette confiance par une « contribution au bien commun », et laquelle ?

B. A. : Cela dépend desquelles on parle, des entreprises « BtoB » ou « BtoC » : les premières sont moins engagées que les secondes, la contribution au bien commun est moins évidente pour elles. La crise sanitaire peut révéler des opportunités pour les entreprises d’élargir leur périmètre d’action, à condition qu’elles simplifient leur organisation et leur offre– leur contribution s’ajoutant à un millefeuille étoffé. Mais les entreprises ne peuvent pas tout faire dans un contexte où elles ont perdu une part importante de leur chiffre d’affaires et doivent rassurer leurs actionnaires, et il faudra deux ans, me disent la plupart des dirigeants, pour revenir à une situation économique comparable à celle d’avant la crise.

La crise sanitaire porte à privilégier le court terme, alors qu’il faut préparer l’avenir. Faut-il faire table rase ? Craindre un retour aux comportements d’hier ?

B. A. : Mnémosyne, déesse grecque de la mémoire, a aussi inventé les mots. Il ne faut pas craindre ce retour mais l’anticiper. D’ici 2021, il y aura un retour au monde d’avant et en même temps prise de conscience de la remise en question de nombreux modèles mentaux. La RSE, qui a longtemps été marginale, qui complique la vie et qui arrive toujours en fin de processus d’innovation, sera plus que jamais connectée à la raison d’être de l’entreprise, incarnée par des engagements sociétaux. Mais aucun des dirigeants que j’ai interrogés sur la sortie de crise n’a souhaité faire table rase ; l’innovation de rupture demande beaucoup de temps. L’urgence est de payer les salaires et de refidéliser les clients.

La crise annonce-t-elle la fin d’une forme de consumérisme ?

B. A. : Le mot qui revient dans tous les entretiens que j’ai avec les dirigeants est « retour à l’essentiel ». Confiné, le consommateur a pris conscience que ses placards sont pleins de produits en trop grand nombre ou superflus. Une forme de frugalité s’impose aux entreprises : lutter contre la complexité de leur offre et de leurs procédures, qui saturent les linéaires et pénalisent les équipes commerciales, avoir pour règle d’or de se donner des priorités. La crise va faire prendre conscience du retour de la complexité environnante et conduire à réinventer le rapport qualité-prix, particulièrement dans l’alimentaire.

Comment mobiliser maintenant dans le même navire les salariés qui auront été « au front » des sites de production et ceux qui seront restés à l’arrière en télétravail ?

B. A. : Tous les dirigeants que j’ai interrogés prévoient un retour compliqué après le confinement, car beaucoup de leurs managers ont pris l’habitude de travailler en télétravail et n’auront peut-être pas très envie de revenir au bureau avec les méthodes d’hier. Ils prennent conscience de la dévalorisation du management intermédiaire, courroie essentielle prise en enclume entre la direction et les équipes de terrain. Beaucoup de dirigeants sont un peu démunis, parce qu’avant la communication interne cascadait du sommet à la base et qu’on ne sait plus à qui confier cette tâche, aux ressources humaines ou à la communication interne.

La raison d’être de l’entreprise est-elle une ressource à cette fin ?

B. A. : Certaines entreprises se prêtent parfois mal à l’expression d’une raison d’être ; d’autres, en raison de leur histoire, en favorisent le déploiement, en particulier dans cette période de crise, révélatrice de cette raison d’être aussi bien en interne qu’auprès des consommateurs.

À chaque crise des voix s’élèvent pour les réinventer : les marques du monde d’après seront-elles plus collaboratives en externe et en interne ?

B. A. : Ce sera surtout le cas en interne, afin de désîloter les entreprises par plus de transversalité et de partage entre les départements. En externe, cela se fera à partir du moment où l’entreprise aura une connaissance fine des consommateurs, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Les marques peuvent-elles facilement communiquer sur leur contribution sociale dans la crise ?

B. A. : Si l’entreprise communique trop vite, elle peut être considérée comme opportuniste ; si elle le fait trop tardivement, on peut la juger peu engagée dans la société. La communication ne peut être efficiente sans actions concrètes, en rapport avec le territoire de l’entreprise ; dans le cas contraire elle peut être mal perçue.

Vont-elles privilégier les achats d’expériences plutôt que de produits ?

B. A. : Oui, car cela répond à la complexité de l’offre devant laquelle le consommateur semble perdu. L’expérience du client et la qualité des services comptent de plus en plus. Il faut concevoir le produit comme un service offrant une expérience. Cela modifie l’implication des salariés et l’attachement des clients. Si le yaourt devient un service, on élargit le champ de ses possibilités et on hiérarchise l’offre.

* https://tilt-ideas.com

[1] Baromètre Brand’engagement 2020.
[2] Selon l’étude Meaningful Brands 2019, 77 % des marques pourraient disparaître dans une indifférence quasi générale.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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