Entretiens

Politique économique

Urgence sociale d’abord

25/05/2020

Avec dans l’immédiat six mois au moins de mode dégradé en tous secteurs, il faut d’abord agir sur l’offre pour endiguer les faillites. Puis sur la demande, par l’aide à l’emploi et par la revalorisation du pouvoir d’achat des métiers éprouvés de la ligne de front. Ce n’est pas avant l’été 2022 que les niveaux d’activité renoueront avec ceux d’avant la crise, moyennant un système économique plus robuste et un service public renforcé. Les nouveaux modes de croissance viendront après. Entretien avec Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes

Bruno Le Maire a estimé le 15 avril devant la commission des Finances de l’Assemblée nationale que « cette crise n’est pas une affaire de semaines, pas une affaire de mois » mais que ce sera « une affaire d’années avant de sortir de ses conséquences économiques ». Pour reprendre une expression militaire qui s’est imposée dans la chaîne d’approvisionnement, combien de temps voyez-vous l’économie fonctionner en « mode dégradé », avec des ressources réduites ? Doit-on encore craindre un « effondrement économique » comme l’avait évoqué le 28 avril le premier ministre, à la tribune de l’Assemblée ?

Jean-Hervé Lorenzi : Le mot « effondrement » n’est pas adapté, celui de « mode dégradé » l’est davantage. Édouard Philippe souhaitait, je pense, parler de « risque d’effondrement », qui certes existe. Je préfère souligner que la sortie de la crise demandera beaucoup de temps : nous ne retrouverons les chiffres d’activité d’avant, aussi bien au niveau mondial, européen et français, qu’au milieu de 2022. La reprise de l’activité se fera en U, avec une deuxième branche très allongée, la reprise sera très lente, en mode dégradé, pour reprendre cette expression, pendant au moins six mois. Et cela, hors événement exceptionnel qui viendrait la perturber, comme une autre vague de Covid-19 ou une guerre commerciale.

Avec une mobilisation des ressources sous contrainte et la multiplication de faillites et de destructions d’emplois, la crise qui commence semble à la fois crise de l’offre et de la demande ; y a-t-il eu des précédents ? Quelles en sont les spécificités au regard des crises antérieures (1929, 1945, 2008) qui nous rendraient impuissants, faute des outils traditionnels pour la maîtriser ?

J.-H. L. : Cette crise ne peut être comparée aux crises précédentes. Elle est la conséquence de la mise sous cloche de l’ensemble de l’activité des pays du monde. Jamais une crise n’a été à ce point d’envergure internationale, jamais autant une crise de l’offre. À son commencement, elle n’est pas une crise de la demande, mais une crise de l’offre. L’arrêt de nombre d’activités, bien entendu, va entraîner une baisse des revenus et une augmentation très importante du chômage, comme on le constate aux États-Unis et le constatera très rapidement demain en France, qui comptera quelque centaines de milliers de chômeurs supplémentaires. Aussi, le pouvoir d’achat global de la société France va diminuer. La crise sera donc dans un deuxième temps une crise de la demande.

Plan de bataille

Les moyens dont nous disposons pour la combattre doivent bien faire la part entre l’offre et la demande, et être orientés d’abord vers une politique de l’offre, car des milliers d’entreprises sont aujourd’hui dans une grande difficulté. Elles doivent être rapidement et massivement aidées, afin que la situation n’empire pas. Du côté de la demande, il y a les deux volets, déjà mentionnés : la baisse du pouvoir d’achat et l’augmentation du chômage. Concernant le deuxième, il faut mettre en œuvre une politique d’aide à l’embauche sous la forme de primes aux entreprises, car non seulement les faillites vont créer un chômage massif, mais des jeunes par centaine de milliers vont arriver sur le marché du travail en septembre, si ce n’est plus tôt. Pour agir sur la demande, il faut donc d’abord et avant tout privilégier les aides à l’emploi et agir sur un meilleur fonctionnement du marché du travail. Quant au premier volet de la demande, la baisse du pouvoir d’achat, l’heure n’est pas tant à la relance générale qu’à la réorganisation du système de rémunération de tous les salariés qui depuis le début de la crise sanitaire ont témoigné d’un très grand courage, soignants, caissières, transporteurs, et métiers non qualifiés, car ces ont eux qui vont être le plus concernés par le chômage…

À ceux-là, il ne s’agit pas de donner des primes, mais de revaloriser leurs salaires. Sur un plan plus général, il faudra stimuler la consommation, car les Français ont beaucoup épargné – 60 milliards d’épargne de précaution depuis le début de la crise – : en proposant des formules de baisses des prix pour les voitures (prime à la casse), la restauration (augmentation du plafond des chèques restaurant, du paiement sans contact), en promouvant les vacances en France (réservations de maisons, d’hôtels, de campings…). L’épargne de précaution ne va pas pour autant diminuer, en raison de la montée du chômage. Aussi, l’enjeu n’est-il pas tant la redistribution des revenus que le marché du travail.

Vaut-il mieux miser sur l’offre, et avec quelles mesures ? Des mesures classiques d’allégement des contraintes (fiscales, sociales, normatives…), ou des mesures plus interventionnistes visant à soutenir l’investissement ou à consolider le tissu de relations interentreprises ? Pour privilégier l’investissement favorisant la transition écologique, faut-il envoyer un signal prix aux entreprises ?

J.-H. L. : Le soutien aux entreprises, comme je l’ai signalé, est prioritaire. Il doit couvrir un spectre beaucoup plus large qu’un seul accompagnement à court terme avec les traditionnels allégements des charges. Il serait judicieux, par exemple, de supprimer les impôts de production qui nous différencient de tous les pays européens. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut d’abord aider les secteurs les plus meurtris, aéronautique, automobile, tourisme, restauration…, qui vont beaucoup souffrir. La consommation va se déformer et diminuer sa part dans l’achat de biens durables.

Alléger la dette, supprimer les impôts de production

Deuxième priorité : il faut rassurer les entreprises auxquelles beaucoup de prêts ont été consentis – 300 milliards – à très moyen terme. Car c’est une manière insuffisante de répondre à la crise et à l’angoisse des chefs d’entreprises, taraudés par la perspective du remboursement. Il faut transformer ces prêts en quasi-fonds propres, parallèlement aux plans sectoriels. Il serait également pertinent, comme je l’ai déjà mentionné, je le répète car c’est très important, de réduire voire de supprimer les impôts de production. Enfin, sur le plan de l’investissement, le tissu industriel a beaucoup souffert au premier trimestre, au moment où la croissance française chutait de 5,5 % et les investissements de 10 % et plus. Il faut donc une aide directe à l’investissement, la puissance publique prenant en charge une partie, un suramortissement à 110 % pouvant également être suggéré…

Cette crise sanitaire a-t-elle conduit les décideurs à prendre conscience que le système économique, industriel et financier est constitué de nombreux rouages interdépendants dont chacun est indispensable ?

J.-H. L. : Elle a révélé l’état très dégradé de la France, sur le plan industriel aussi bien que sur celui des services publics. Seule l’immense qualité de beaucoup de fonctionnaires, dont les soignants, a permis d’éviter la catastrophe. Mais on le sait depuis longtemps, l’hôpital est en crise profonde, de même que l’école. C’est le fruit de deux ou trois décennies de mauvaise gestion, de désindustrialisation, de désinvestissement des élites de l’intérêt général de notre pays.

Quelle marge de manœuvre ont les pouvoirs publics pour concilier le temps court, où il faut prendre rapidement des mesures pour protéger l’appareil de production, et le temps long d’un nouveau pacte social privilégiant la santé, l’environnement, la formation ?

J.-H. L. : Le long terme ne porte pas uniquement sur la santé ou l’environnement, car il faut privilégier deux axes aujourd’hui négligés : la solidité du système économique et un service public digne de ce nom, responsable et fortifié dans ses moyens. Ce sont les deux sujets prioritaires avant de s’interroger sur la dimension écologique. C’est après la restauration du système économique et du service public que le modèle de croissance pourra évoluer vers davantage de préoccupations écologiques, environnementales. Ne confondons pas les priorités et les urgences. N’oublions pas que nous allons être confrontés à court terme à la disparition de milliers d’entreprises et à un chômage massif. Évitons l’hémorragie, consolidons nos deux jambes : le système économique et le service public. Nous pouvons le faire de manière simultanée. C’est à la fin de l’année que nous pourrons alors réfléchir sur notre nouveau modèle de croissance qui ne sera pas efficient et pérenne si notre socle n’est pas consolidé. Dans l’ordre des priorités qui faut étaler dans le temps, réglons d’abord la crise sociale, rebâtissons ensuite un socle solide puis réfléchissons à un nouveau modèle de croissance.

Relocaliser, option praticable

Le temps semble passé de vanter une « France sans usine ». Comment agir pour que la relocalisation d’activités industrielles ne relève pas de la pensée magique ?

J.-H. L. : Non, cela ne relève pas de la pensée magique. Le problème est posé depuis longtemps. La France est, devant la seule Grèce (28e), le vingt-septième pays européen en part de PIB de l’industrie. Elle est de loin le pays qui a le plus désindustrialisé. Il y a eu de nombreux signes avant-coureurs : le CICE, qui entendait rendre notre industrie plus compétitive et qui a fait l’objet d’un débat avec de fortes oppositions ; les Gilets jaunes ont souligné la disparition très préjudiciable du tissu artisanal, des TPE qui maillaient le territoire… L’actuelle crise a révélé nos impardonnables faiblesses dans la production de masques, d’instruments de contrôle, de’ gel’ hydroalcoolique, conduisant des entreprises à se substituer aux secteurs défaillants en changeant leur mode de production. Nous devons de nouveau maîtriser notre destin industriel, comme le font les États-Unis depuis la présidence Obama. Nous pouvons relocaliser dans un certain nombre de secteurs, en relançant les pôles de compétitivité, en privilégiant les industries de proximité.

Quelle peut-être la proportion des entreprises industrielles qui seront conduites à revoir radicalement leur organisation du travail ?

J.-H. L. : La totalité. Avec néanmoins le risque majeur de voir émerger une nouvelle lutte des classes interne, si le télétravail devient la norme comme chez PSA, qui veut l’étendre aux cols blancs alors que les cols bleus demeureront à l’usine.

Fau-t-il un New Deal européen ?

J.-H. L. : Je ne sais pas le sens à lui donner hors de le consacrer à des secteurs totalement vierges, notamment le numérique et la biotechnologie, là où nous accusons un retard préjudiciable. Avec, pourquoi pas des mesures protectionnistes.

Quelles bonnes pratiques surgies de la crise faut-il garder ?

J.-H. L. : Un peu de télétravail et la perception de l’état réel de la France et de l’Europe : sans réelle solidarité. Arrêtons de nous raconter des histoires qui nous flattent. L’heure est à un système économique solide et à un service public reconnu et respecté.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.