Entretiens

Solidarité

ADN, produits neufs et insertion

10/11/2023

Distributeur de produits non alimentaires aux associations caritatives, mais aussi école de la logistique, l’Agence du don en nature est confrontée au double défi de l’augmentation du nombre de personnes en précarité et de la diminution des invendus. Entretien avec Romain Canler, directeur général, Agence du don en nature.

Quelle est l’origine de votre association, le contexte de sa création ?

Romain Canler : L’Agence du don en nature (ADN) a été créée il y a quinze ans, en février 2008, à partir d’une idée simple, inspirée du modèle d’une association américaine : la collecte de produits non alimentaires de première nécessité et leur redistribution à des associations de lutte contre l’exclusion et la précarité. L’objectif est de réduire le gaspillage et de privilégier la solidarité.

Comment votre association est-elle organisée ?

R. C. : Reconnue d’intérêt général, elle est présente sur l’ensemble du territoire métropolitain, dans 88 départements sur les 95. Elle collecte chaque année auprès de deux cents entreprises, de leurs usines et entrepôts, quelque onze millions d’unité de produits, qu’elle redistribue à mille sept cents associations partenaires qui les donnent aux personnes en situation de précarité, soit entre 1,3 et 1,5 million de personnes. Ce chiffre augmente, il a doublé en quatre ans : en 2019, nous avions 880 associations partenaires. Nous comptons trente salariés et cinquante bénévoles, dont trente-cinq considérés comme des ambassadeurs qui nous aident à faire le lien avec les associations, à nous faire connaître, à remonter leurs besoins et à les contrôler.

Les associations qui souhaitent travailler avec nous doivent se soumettre à un certain nombre de règles, dont la principale est de redistribuer les produits gracieusement aux personnes qui en ont besoin, mais pas de les revendre. Cette règle portant sur la traçabilité des dons est fondamentale pour les entreprises, dont les adhérentes de l’Ilec. Etant donné l’accroissement du nombre d’associations partenaires, nous souhaiterions recruter davantage de bénévoles, mais c’est difficile aujourd’hui. Il est vrai qu’ils doivent donner de leur temps, trois à cinq jours par semaine, et ils sont majoritairement des retraités, anciens chefs d’entreprise, journalistes… Ils doivent avoir de nombreuse compétences, comme de savoir lire un bilan pour contrôler les associations, interagir avec les collectivités locales, savoir répondre à la presse quotidienne régionale…

Pas de seconde main

Quel est votre cœur de métier et qu’entendez-vous par produits non alimentaires ?

R. C. : Notre cœur de métier est la redistribution de produits non alimentaires de première nécessité. Ils sont majoritairement (45 % ) des produits d’hygiène, de soins du corps et de bien-être (savons, shampoings, crèmes hydratantes…). Deuxième catégorie : les vêtements (15 % ) de tout type, qui doivent être neufs et fonctionnels. On ne fait pas de seconde main. Viennent ensuite les produits d’entretien (10 %) : lessive, traitement du sol, produits vaisselle, etc. Puis les jeux et jouets, fournitures scolaires, et de plus en plus d’équipements de la maison (électroménager, literie, meuble, peinture…).

Quel public visez-vous et avec quelles actions spécifiques ?

R. C. : Nous avons deux catégories de publics : 70 % de nos partenaires sont des associations qui aident les gens en grande précarité, qui n’ont ni logement ni emploi. Ce sont par exemple des centres d’hébergement d’urgence pour les migrants, des centres d’accueil de jour pour les SDF, des associations pour femmes victimes de violence, des associations pour mineurs orphelins. Ces associations s’adressent prioritairement aux publics « à la rue », entre 300 000 et 500 000 personnes. Deuxième catégorie (30 % ) : les épiceries sociales et solidaires rattachées à un territoire et destinées aux personnes qui, une fois qu’elles ont payé leurs charges (loyer, énergie…) disposent d’un « reste à vivre » de 7 à 9 euros par jour. Ils vont pouvoir acheter les produits entre 10 et 15 % de leur valeur marchande. Ces personnes sont en logement social ou propriétaires (agriculteurs retraités…), des travailleurs pauvres, des étudiants…

Sous-estimation statistique de la précarité

Comment a évolué le nombre de demandeurs et de bénéficiaires de vos actions ces dernières années ?

R. C. : Si le chiffre des personnes à la rue est relativement stable, on constate depuis une quinzaine d’années et surtout depuis le Covid (perte partielle de revenu) et l’inflation une accélération du glissement dans la pauvreté d’une partie de la population de la couche moyenne inférieure. Les statistiques officielles n’en rendent pas réellement compte. L’Insee considère qu’on est pauvre quand on a un revenu inférieur à 60 % du salaire médian. Cela concernerait, toujours selon l’Insee, environ 15 % de la population. Mais nous estimons que ceux qui sont entre 60 et 80 % du salaire médian ont décroché durant les deux ou trois dernières années. Les 15 % sont devenus vraisemblablement plus de 20 % .

Quelles sont vos besoins prioritaires et comment ont-ils évolué ?

R. C. : Nos besoins sont de trois types. En premier lieu, les produits ! On les souhaite de qualité, neufs, fonctionnels, de standard assez élevé et collectés de manière régulière. Deuxième type de besoin : la logistique. Nous avons trois entrepôts dont le principal, dans le Nord à Hénin-Beaumont, conjugue deux fonctions : entreposer et faire école¹, avec des apprenants éloignés de l’emploi – quelque huit par mois – que l’on forme aux métiers de la logistique et qui nous aident. Nous avons des partenariats avec Pôle Emploi et des associations d’insertion qui assurent l’enseignement théorique, nous prenons en charge la partie pratique. Nos apprenants sont ensuite placés chez nos donateurs de produits, Leroy Merlin par exemple.

Explosion des coûts du transport

Nous essayons de faire de notre chaîne logistique une chaîne solidaire : nous avons donc un partenaire dans le Nord, association d’insertion, qui gère un autre entrepôt, et nous développons un partenariat à Lyon avec Bioport, spécialiste de la logistique internationale de Médecins sans frontière, Médecins du monde, etc. Dans le domaine du transport, nous recourons majoritairement à la route, plus adaptée au besoin de nos associations partenaires, mais nous développons depuis le mois de juin 2023 le recours au fret ferroviaire. Très impliqués dans la réduction de l’impact environnemental de nos activités logistiques, nous sommes à ce jour la seule association de France membre de Fret 21 (programme national de réduction de l’impact environnemental des activités logistiques).

Le troisième besoin est de nature financière. Nous réceptionnons les dons et les proposons aux associations dans un catalogue en ligne deux fois par semaine, moyennant une participation financière de 4 % de la valeur marchande du produit. Cela représente les deux tiers de nos ressources financières. Le troisième tiers provient de dons financiers d’entreprises, de fondations (Michelin, Crédit Mutuel…). Nos besoins ont explosé en raison de l’augmentation, en particulier, des coûts de transport (+ 40 % ), que nous n’avons pour l’heure pas répercutée auprès de nos associations partenaires sur le coût de nos produits.

81 % de donateurs à l’Ilec

Avec quels types d’entreprises (grandes entreprises, PME, ETI) travaillez-vous ?

R. C. : Tout type d’entreprise, surtout depuis le 1er janvier 2022 et la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec). Historiquement, les grands groupes et les ETI ont été nos partenaires principaux, car notre modèle repose sur le volume : ainsi 80 % des adhérents non alimentaires de l’Ilec nous donnent des produits.

Qui sont vos interlocuteurs au sein des entreprises ?

R. C. : Ils viennent aussi bien de la RSE, du commercial, du marketing, des directions administratives et financières. Et quand l’entreprise veut faire connaître ses actions solidaires, de la communication, des ressources humaines pour impliquer les salariés. Parfois les directeurs d’usines, quand ils gèrent les invendus.

Quelles sont vos attentes vis-à-vis des entreprises et comment travaillez-vous avec elles ?

R. C. : Nous pouvons avoir des actions ponctuelles, des dons sont épisodiques, ou des conventions personnalisées à long terme, des dons réguliers qui stipulent nos engagements réciproques. Parallèlement aux dons de produits, nous pouvons attendre des entreprises un mécénat de compétences en logistique, ou du stockage gratuit…

Nécessaire exigence de traçabilité

Qu’attendent les entreprises de leur collaboration avec votre association et quelle est leur demande de suivi de leur soutien ?

R. C. : Premier impératif : la traçabilité du don, de l’entrepôt de l’usine jusqu’au bénéficiaire final ! Notre organisation est très vigilante, et nous n’avons, chaque année, qu’une dizaine de soucis, par exemple des produits revendus sur des sites de revente ou des vols. Nous avons un système de veille automatisée des plates-formes de vente. Les entreprises sont soucieuses des retombées de leurs dons et souhaitent savoir s’ils sont utiles, s’ils apportent quelque chose de positif aux personnes en situation précaire. Notre rôle est de leur fournir des témoignages, des statistiques de satisfaction, d’économies réalisées. Nous invitons les donateurs à voir sur place comment se déroulent les opérations, nous réduisons la distance entre le donateur et le receveur.

L’engagement des salariés de ces entreprises vous semble-t-il utile, et que suggéreriez-vous pour faire progresser les politiques de solidarité dans les cultures d’entreprise ?

R. C. : Les salariés poussent de plus en plus les entreprises à être davantage solidaires. Ils souhaitent s’impliquer par des actions concrètes. Pendant longtemps la solidarité a été le parent pauvre de la RSE, plus orientée vers d’autres causes. On constate effectivement un changement dans la politique de recrutement et de mobilisation des RH, qui valorisent la marque employeur auprès des étudiants, futurs candidats, en mettant en valeur les actions solidaires des entreprises, leur pouvoir de renforcer le lien social, alors que la société serait menacée par l’individualisme.

Effet de bord de la loi Agec

Observez-vous aujourd’hui un engagement grandissant des entreprises ?

R. C. : Oui, pour deux raisons. L’une volontaire, qui s’observe depuis une dizaine d’années, l’entreprise étant portée vers plus de responsabilité, d’engagement. L’autre obligatoire, depuis la loi Agec qui conduit les entreprises à donner davantage car elles ne sont plus autorisées à détruire leurs invendus. Ici, l’engagement est un peu contraint. Effet pervers de cette loi : de moins en moins d’entreprises ont des invendus, car la loi vise à les réduire. Ce n’est pas une loi de solidarité.

Les entreprises doivent donc donner des produits qu’elles auraient pu vendre, elles doivent construire une politique du don dans leur stratégie. Pour notre part, nous cherchons à aller au-delà de la redistribution de produits, en développant des ateliers socio-esthétiques ou socio-cuisine par exemple, mais aussi en déployant un plaidoyer plus engagé, notamment par une initiative de recherche avec l’université Dauphine et l’Ademe sur le thème « sobriété matérielle et justice sociale »².

1. Cf. https://www.adnfrance.org/nous-connaitre/entrepot-ecole/.
2. Cf. https://dauphine.psl.eu/dauphine/media-et-communication/article/initiative-de-recherche-sobriete-materielle-et-justice-sociale.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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