Tribunes

Prospective

Choix sous contraintes

12/06/2020

La crise du coronavirus a été sans pitié pour les acteurs économiques qui souffraient. Divers faits de la période esquissent la suite, qui pourrait être aussi impitoyable pour ceux qui n’auront pas su choisir leur futur. Le point de vue de Philippe Cahen, conseil en prospective*.

Plus rien ne sera comme avant ? Demandez-le aux maraîchers en circuits-courts : leurs clients sont repartis en hypermarché et le soufflé est retombé aussi vite. Demandez-le aux entreprises de textile qui ont transformé leurs ateliers de couture et acheté des machines pour confectionner des millions de masques : le ministère de l’Économie achète dix millions de masques au Vietnam, moins chers. Demandez-le aux télétravailleurs : les petits chefs veulent les avoir à l’œil, et manger avec les collègues restent un moment fort de la journée. Demandez-le aux enfants : trop heureux de retrouver les copains, les maîtres et les profs, de manger à la cantine. Changements alimentaires ? Relocalisation ? Télétravail ? Téléenseignement ? Exception faite de la télémédecine par commodité et surtout par manque de médecins, notamment dans les zones sous-dotées qui est un succès, il y aura comme restes de la période coronavirus… des livres, des films, des séries, des chansons, et le souvenir du vide, de la peur, des applaudissements à 20 heures. Mais qui va refaire du pain, sauf pour terminer la farine T55 ?

Le post-Covid, suite du pré-Covid

En quelques jours de mai-juin, les demandes de redressement judiciaire de commerces du textile se sont additionnées : Naf Naf, 160 boutiques en France ; La Halle, 830 ; Orchestra-Prémaman, 534 ; Camaïeu, 634 ; Devianne, 40 ; Julie&Co, 27. Les Gilets jaunes, les grèves contre la réforme des retraites et le Covid-19 ont été fatals. Fatals à un marché en baisse de 15 % en volume en dix ans. Ce sont de nombreuses boutiques et de belles enseignes en centre-ville surtout, en périphérie aussi, qui risquent de fermer. Pourtant d’autres enseignes résistent : par des collections plus pointues, par des styles plus vendeurs, par des logistiques plus efficaces, par des sites internet plus présents, par une promesse de marque plus attendue. Alinéa et Conforama vont mal depuis de longs mois. But, devenu numéro deux en France, est en lice pour acquérir le troisième et ex-numéro deux, Conforama. Il n’y a pas de fatalité à la fermeture de nombreuses enseignes. Toutes étaient mal en point avant le Covid. Comme Castorama et Brico Dépôt, qui se font distancer par Leroy-Merlin et qui commencent à souffrir de la concurrence de ManoMano, une place de marché de bricolage et de jardinage créée en 2014 qui pesait 620 M€ de chiffre d’affaires en 2019, et résiste plus que bien à la machine Amazon. ManoMano court-circuite ces enseignes, les industriels sont en lien direct avec les consommateurs et de plus en plus avec les artisans.

Deux niches se portent bien : le commerce de transit et l’e-commerce. Le commerce de transit se situe dans les gares et les aéroports pour 60 % , sur les autoroutes, les ferrys… En 2018, sa croissance était des 9,3 % à 76 milliards, avec une croissance des passagers de 6,5 % . Bien sûr, avec l’arrêt mondial des transports dû au Covid-19, il est momentanément au point mort. En gros, c’est le métier de Lagardère avec Relay, et il y a bataille pour le contrôle de cette entreprise, qui intéresse Groupe Arnault (LVMH), très présent dans le commerce de transit (luxe et cosmétique) et Vivendi (Vincent Bolloré). Le commerce de transit dégage une meilleure marge que l’e-commerce, l’autre niche du commerce en croissance.

Nouveaux poids lourds en ligne ?

Concernant l’e-commerce, nous ne retiendrons pas les mesures de sauvegarde lancées par opportunité, les sites mal en point à l’issue de cette période qui l’étaient en y entrant, ni les entrepôts français d’Amazon fermés quelques semaines, avec des livraisons assurées depuis les pays voisins et plus de la moitié du chiffre d’affaires qui vient de la place de marché.

L’e-commerce a été une réponse évidente pour les consommateurs confinés et équipés d’Internet, pour commander et se faire livrer. La galaxie Mulliez envisage enfin de créer un site internet digne de ce nom. Elle a des atouts qu’Amazon n’a pas, entre autres un réseau de points de vente incomparable en périphérie comme en centre-ville pour assurer la disponibilité des commandes au plus près du consommateur. Une mine. Pendant le confinement, Nielsen considère qu’en France 2,4 millions de nouveaux foyers ont procédé à des achats en ligne. L’épicerie en ligne La Belle Vie a dépassé quatre millions par mois pendant la période. Autant dire qu’il y a eu de belles expériences. Il n’est pas certain que tous les nouveaux consommateurs restent acquis. Au moins auront-ils goûté à ce circuit. Il faudra observer de près ce que fera l’association Monoprix-Ocado (lancée mi-mai) avec un site orienté alimentaire bien plus large (50 000 références) que les sites existants (8 000 à 10 000 références) et sans doute plus rapide en livraison (J+1 au lieu de J+2). Monoprix a quadruplé ses commandes en ligne pendant le confinement.

Aux États-Unis, l’e-commerce a presque autant progressé en mars et avril que depuis dix ans, d’après ShawSpring Research, avec 27 % des ventes totales fin avril, au lieu de 16 % fin février. En France, la croissance a été semblable. Amazon représentait l’année dernière 22 % des produits vendus en ligne, CDiscount 8,1 %, Veepee 3,4 % . Il ne semble pas que les cartes aient été redistribuées. Ceux qui ont une belle croissance et dégagent de la marge ont confirmé. Les autres aussi ont confirmé leur mauvaise santé. L’e-commerce est exigeant. Il faut sans cesse innover, tester de nouveaux produits ou services, et fermer si besoin. Le client est prompt à adopter, mais aussi à oublier. Ainsi Facebook, qui craint la loi antitrust et pour sa réputation, cherche à diversifier ses ressources : en avril, il fait un pas vers un opérateur télécom indien, Reliance ; en mai, il développe une sorte de place de marché (les marques peuvent ouvrir une boutique sur Facebook ou Instagram) : un test américain pour un million d’entreprises. Facebook fait de nombreux essais ; l’échec et l’arrêt sont toujours possibles. En s’annonçant comme concurrent d’Amazon, il doit inventer, sans copier Amazon.

L’hyper de retour, en sa faiblesse

Il est encore trop tôt pour conclure sur l’hypermarché. Il a fermé de longues semaines, les magasins de proximité, supermarchés et supérettes, notamment à moins d’un kilomètre dans la période du confinement, en ont profité. Des livraisons de producteurs, maraîchers, bouchers ou poissonniers, ont aussi compensé les fermetures d’hypermarchés. Mais dès leur ouverture, les habitudes ont repris. Certains circuits courts l’ont cruellement senti. L’hypermarché va retrouver ses positions, mais il va continuer à se faire grignoter par Internet, par les Lidl et Aldi, par les soldeurs, etc. Rien ne change, l’hypermarché est confronté à la bataille du temps de consommation : qu’est-ce qui justifie de passer deux heures à des achats en hypermarché, alors qu’en supermarché c’estmoins d’une heure pour le même panier, et avec le drive sans doute trois fois moins de temps ?

Commerce en forme de sablier

De manière moins attendue, le déconfinement a été plus positif dans le commerce traditionnel, le rattrapage était là. Il n’y a pas eu la phase d’observation attendue. Oui, certains commerces fonctionnent, et d’autres pas, de nombreuses ventes sont perdues et ne se rattraperont pas, pour les cafés, hôtels, restaurants et dans la culture… Mais pas de véritable surprise, accélération du passé, contraction des circuits entre les industriels et les consommateurs. Ce qui est nouveau est la réduction du PIB français – hypothèse crédible de – 15 % –, donc une baisse de pouvoir d’achat (chômage, baisse de salaires) associée à une baisse de la compétitivité (prix de production plus élevés). On peut attendre une légère relance de l’inflation après une phase courte de déflation pour déstocker et un pays encore plus touristique si nous restons compétitifs. Le commerce en sablier, entre le bas de gamme et le haut de gamme, se confirmera. Gare à ceux qui continuent à imaginer le commerce en forme de bobine et restent dans le ventre mou !

Que sera la publicité ? Le local, l’économie de carbone, la solidarité et une consommation frugale seront les réponses des semaines à venir : un discours attendu, mais finalement éloigné des décisions d’achat, et du bon temps pris pour oublier le confinement et ses contraintes. La publicité doit aussi investir le futur, la prospective, la vision (Danone qui s’inscrit en entreprise à mission…), donner à se projeter, au-delà d’un présent et d’une réalité économique (baisse de revenus) qui vont polariser les consommateurs. Afin de répondre à tous, les marques doivent choisir leur futur, car il n’y a pas qu’un futur possible.

Un défi écologique immédiat

Le sujet des déchets va affecter les industriels et les commerçants. Les plastiques se sont multipliés avec la crise du Covid-19. Dans une France qui regarde vers l’économie circulaire, la fermeture de la Chapelle-Darblay ne devrait pas être un sujet : l’usine a désencré 480 000 tonnes de papier en 2015, 350 000 en 2019, et la France compte chaque année 1,6 million de tonnes d’excédents de déchets de papier et carton. Mais les forêts russes et canadiennes produisent du papier neuf moins cher. Le bilan et le coût écologiques doivent être établis : protégeons les forêts russes et canadiennes ! On connaît la crise du textile, de ses magasins ; mais les déchets de textile sont de plus en plus nombreux. Dans les biens durables la filière déchets pose le problème de la fabrication, de la qualité, de la durée de vie : comment favoriser la durée de vie et diminuer le recours aux produits jetables. De vrais sujets pour le futur, comme l’a compris Seb. Le consommateur est militant, l’entreprise aussi.

Le futur a trois temps : le futur proche des mois à venir, où il faut remettre la machine en route, avec une attention particulière pour orienter les faibles budgets disponibles et savoir où l’on va ; le futur à deux ou trois ans, qui subira les contrecoups de la crise avec des chocs sociaux et financiers, mais en ayant choisi ; et puis les années au-delà, un futur auquel il faut travailler maintenant : ce que sera notre entreprise en 2030, sa raison d’être, en quoi sera-t-elle unique, désirable… Aujourd’hui, les choix sont multiples. Et trois mots les éclairent, qui orientent consommateurs, industriels et commerçants : le temps, la ville, la vie.

* Éditeur depuis 2003 de la Lettre des signaux faibles.

Philippe Cahen

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