Tribunes

Biodiversité

Entreprendre avec et pour le vivant

01/12/2021

La biodiversité résulte de dynamiques évolutives et complexes, elle n’appelle pas seulement des mesures de protection, d’interdits et de réduction des « impacts ». Elle demande à être prise en charge, qu’on en prenne soin. Et elle le rend bien. Par Hervé Brédif, et Laurent Simon, professeurs de géographie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, codirecteurs du master “Bioterre”, et membres du laboratoire Ladyss*.

Biodiversité et climat sont élevés au rang de « biens communs » de l’humanité. Face au risque d’emballement du réchauffement et devant la menace d’un effondrement du vivant, ne faut-il pas unifier les efforts et globaliser les approches ?

Si les deux phénomènes sont liés, il ne faut pas perdre de vue les différences. Pour les changements climatiques, un facteur majeur est incriminé : l’élévation du niveau de gaz à effet de serre – au premier rang desquels le CO2 – dans une atmosphère terrestre unique et indivisible. Pour la biodiversité, la situation est beaucoup plus complexe : considérée au sens strict comme la variété et la variabilité des organismes vivants, la biodiversité désigne aussi la diversité des interactions entre ces organismes. Contrairement au climat, la biodiversité ne se laisse donc pas enfermer dans un modèle global. Elle revêt des formes très différentes d’un endroit à l’autre de la Terre, et les facteurs à l’origine des processus érosifs qui l’affectent sont eux-mêmes souvent pluriels et entremêlés.

Autre différence cardinale : si le système climatique global n’est que depuis peu influencé par les activités humaines, la biodiversité résulte, au contraire, d’une coévolution pluriséculaire entre les sociétés humaines et l’ensemble des êtres de faune et de flore. La biodiversité ne se résume pas à la nature vierge ou à la nature sauvage quelque peu fantasmée qu’il s’agirait de protéger à tout prix des assauts d’une humanité prédatrice.

Une étonnante capacité de récupération

Certes, il existe des milieux remarquables et peu modifiés, qui nécessitent une attention et des mesures particulières. Mais la biodiversité ordinaire, qui se trouve au cœur même des espaces anthropisés, ne mérite pas moins de considération. Elle est souvent le fruit de siècles de sélections, de transformations par les sociétés humaines. Nombre de variétés et de milieux n’existent qu’en raison de cette coévolution. Les humains sont redevables à la diversité du vivant pour leur alimentation, leur pharmacopée ou encore leurs loisirs ; mais au-delà des relations utilitaires il faut aussi reconnaître la vigueur des liens d’identité, de peur parfois, d’émerveillement souvent, tissés au fil des siècles. Envisager la biodiversité comme un compartiment distinct des humains et nécessairement menacé par eux serait un contresens complet.

Enfin, les effets de nos actions sur le climat et sur la biodiversité ne relèvent pas des mêmes échelles d’espace et de temps. Une réduction de nos émissions de gaz à effet de serre n’aura guère d’effets tangibles avant plusieurs décennies. En revanche, si les milieux ne sont pas totalement détruits, les soins prodigués aux espèces et aux écosystèmes ne tardent pas à produire leurs effets. Par exemple, les populations de thon rouge qui avaient pratiquement disparu de la Méditerranée sont aujourd’hui largement reconstituées ; les condors de Californie, les castors, les loutres, un temps effacés de leurs territoires d’origine, sont de retour. En quelques années, les arbres sont revenus dans le nord du Ghana et, avec eux, les cohortes d’insectes et de plantes associées. Si l’on s’en donne les moyens, si l’on n’attend pas que la dégradation soit irréversible, la dynamique du vivant peut renaître et s’épanouir assez vite. Le vivant présente une étonnante capacité de récupération. Les efforts à son endroit sont rapidement payés en retour. À la différence du climat, le vivant n’est pas ingrat.

L’affaire des États ou l’affaire de tous ?

S’il revient aux États de « sauver la planète » comme le titrent avec insistance les médias à chaque conférence des parties (COP), comment ne pas céder à une forme de désespoir face aux engagements de souris dont semble accoucher la montagne des processus internationaux ? Mis sous tension par des ONG militantes, des scientifiques inquiets et des opinions publiques bercées du matin au soir par une rhétorique de la catastrophe imminente, les gouvernants n’ont d’autre choix que de donner des gages de leur bonne volonté, alors même que les experts ne sont souvent pas d’accord entre eux quant aux mesures à prendre.

Au demeurant, les principaux instruments que maîtrisent les États passent par l’édiction de normes et d’interdits ; ce faisant, ils envoient malgré eux le message que l’impact des humains sur la biodiversité, nécessairement négatif, nécessite avant tout des mesures de protection forte. En conséquence aussi, l’action des autres acteurs de la société, quoi qu’ils fassent, paraît toujours dérisoire. Traitement particulièrement injuste, quand les initiatives et les engagements en faveur de la biodiversité impliquent toujours plus de personnes, de collectivités locales, d’entreprises, de territoires, de collectifs divers, et passent par des projets souvent très intégrateurs, où la biodiversité ne s’oppose pas à la recherche d’un essor économique et social.

En somme, en concentrant l’attention et l’espérance sur les seuls États, le fonctionnement actuel des COP encourage la déresponsabilisation et le désinvestissement des autres acteurs de la société. Loin de favoriser une gestion en commun ou en patrimoine commun de la biodiversité, il aboutit à des formes de collectivisation d’espaces toujours plus vastes, au nom de la sauvegarde de la nature et du vivant. Il orchestre malgré lui la mise à distance des humains de ces milieux plutôt que de chercher à accroître et à renforcer les relations de proximité et de prise en charge. Le discours recommande la mobilisation générale ; la pratique effective relève de la démobilisation planifiée. Et la biodiversité ne sera pas la dernière à en pâtir. Loin de devenir l’affaire de tous, « l’affaire du siècle » tend à devenir la seule affaire des États. Il est temps que les autres acteurs de la société, dont les entreprises, s’affirment davantage pour soulager la pression déraisonnable qui s’exerce sur les États. Cette pression conduit à privilégier des modes d’action qui, à la longue, ne s’avèrent pas toujours favorables à la biodiversité et dont les effets paradoxaux ne sont pas à négliger.

Insuffisance d’une approche limitée à l’empreinte écologique

Tributaires du paradigme dominant, les entreprises abordent trop souvent la biodiversité à l’instar du climat. En bons élèves, elles suivent les prescriptions des agences gouvernementales et des bureaux de conseil afin de « diminuer l’impact de leurs activités sur la biodiversité ». Les codes de bonne conduite, les standards de cotation (scorification et rating) et les exigences accrues des parties prenantes achèvent de les enfermer dans une approche qui se limite à mesurer l’empreinte écologique, en vue de la réduire ou de la compenser. La biodiversité devient un sujet purement technique, un ensemble de tableaux à remplir et d’indicateurs à renseigner, laissé aux bons soins d’un stagiaire ou d’un chargé de mission pour le prochain rapport d’activité. Elle occupe rarement une place de choix dans la stratégie des entreprises, même si un vent nouveau commence à souffler.

Car dans le nouveau monde qui se lève, n’y a-t-il pas moyen et intérêt de faire davantage et mieux en la matière ? Alors que l’introspection forcée imposée par un virus aux origines troubles a conduit une majorité des humains à regarder en face la question du sens de l’existence ? Alors que l’essor des interdépendances à l’échelle planétaire et les changements globaux rendent plus que jamais incertaines et critiques la provenance et la sécurité des approvisionnements en matières premières, notamment agricoles ? Alors que l’ère de l’hyperconsommation semble laisser la place à un besoin de consommer moins, mais mieux ?

Alliance globale et plateformes multiacteurs

Contrairement à la matière inerte, le vivant ne se laisse pas maîtriser aisément. Résultant de dynamiques évolutives et complexes, il demande à être pris en charge : qu’on en prenne soin, qu’on le prenne en main, qu’on l’entre-prenne en somme.

Des entreprises l’ont bien compris quand elles viennent en appui à des gestionnaires de proximité du vivant (agriculteurs, éleveurs, forestiers…) pour les aider à vivre décemment de leur métier et à continuer d’innover, à conjuguer production de qualité et augmentation de la biodiversité des milieux. Des entreprises issues de secteurs d’activité très différents l’ont bien compris quand elles forment une alliance globale pour porter sur la scène internationale des problématiques essentielles en rapport avec la biodiversité, et s’affirment ainsi comme des contributeurs positifs à l’avenir du vivant sur Terre. Des entreprises l’ont bien compris quand elles rejoignent des plateformes multiacteurs réunissant communautés locales, centres de recherche ou ONG, pour concevoir et mettre en œuvre des démarches systémiques négociées, seules capables de contrer des processus érosifs de dégradation du vivant, comme c’est le cas pour la forêt atlantique du Brésil.

Avec la biodiversité et le vivant, un nouvel espace stratégique s’ouvre pour les entreprises. Sous réserve d’y accorder l’attention qu’il requiert, des approches adaptées, un engagement réel et des moyens proportionnés, l’avenir continuera de sourire à celles qui chercheront à le faire advenir avec passion.

* Laboratoire Dynamiques sociales et Recomposition des espaces (CNRS), https://dumas.ccsd.cnrs.fr/LADYSS. Hervé Bredif et Laurent Simon sont les auteurs de Biodiversité et stratégie, Quae, 2021,

Hervé Bredif, Laurent Simon

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