Tribunes

Les marques, réponse à la crise climatique ?

31/03/2022

La question du climat constitue un enjeu capital pour les Français, qui modifient leurs habitudes mais demandent aussi des actes forts aux marques – sur leurs pratiques, leurs produits et leur marketing –, pour faire évoluer normes sociales et modes de vie. Par Élisabeth Laville, Utopies.

Selon une enquête conduite pour le Parisien [1], 94 % des Français considèrent le dérèglement climatique comme un enjeu capital, voire prioritaire (47 %). Conscients de la responsabilité qui leur revient, les consommateurs ont déjà modifié leurs pratiques quotidiennes : tri des déchets, produits réutilisables ou en vrac, refus de prendre l’avion, moindre consommation de viande, produits locaux ou d’occasion, ont ainsi déjà convaincu 60 à 90 % des Français. Mais également lucides sur la responsabilité des entreprises (qui portent, avec les pouvoirs publics, les trois quarts de l’effort attendu pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris), ils leur demandent aussi plus de volontarisme – pour changer le système économique (49 %), influencer les comportements individuels (29 %) et faire preuve d’innovation (22 %).

Au cœur du problème et de sa solution

Certes, beaucoup pensent que les marques font partie du problème puisqu’elles ont contribué à l’émergence de cette société qui nous pousse à penser que consommation et matérialisme vont nous rendre heureux. On achète « pour se soulager, s’enivrer, se réconforter », dit le psychiatre Christophe André : « Pour accéder à un monde que l’on sait factice et simplifié mais que l’on espère facile et confortable. Pour ne pas penser au malheur ou à la vacuité de notre vie en ce moment. […] On dépense pour dé-penser [2]. » Le prix à payer est élevé et connu : aggravation des inégalités, épuisement des ressources naturelles, gaspillage, pollution et déchets saturant les écosystèmes, crise climatique… Et tout cela, ironie suprême, sans faire progresser le bien-être et le bonheur des individus.

Mais les marques ont aussi à leur actif des leviers puissants pour inverser la tendance, et construire des solutions. Tout d’abord, les dépenses marketing représentent un tel poids qu’en consacrer ne serait-ce qu’une petite partie à la résolution de problèmes sociaux peut avoir un énorme effet. Ensuite les marques ont la capacité d’agir comme des points de repère décisifs, orientant par leurs produits nos modes de vie vers la sobriété carbone, proposant par leurs innovations de nouvelles façons de vivre… Enfin, elles peuvent être de formidables accélérateurs de transition en définissant les nouveaux imaginaires de la réussite sociale. Les marques ont donc un “footprint”, dont la réduction conditionne celle de notre empreinte climatique au quotidien, mais elles ont aussi un “brainprint”, qui peut amener sur de nombreux sujets au point de bascule nécessaire pour lutter contre la crise climatique.

Engagements et limites

La bonne nouvelle est que les marques ont conscience de ces attentes, de l’urgence climatique, et du risque qu’elles prendraient à ne pas intégrer ces enjeux à leur stratégie. En 2020, 45 % des plus grandes entreprises mondiales (20 % en 2019) étaient engagées en faveur de l’objectif mondial de neutralité carbone voire de zéro émission en 2050 [3]. Et en France, si 50 % des entreprises du CAC 40 ont une trajectoire alignée sur les recommandations scientifiques, 12,5 % ont recours aux énergies renouvelables à 75 % minimum, et 65 % mènent des actions pour influencer le comportement des consommateurs – notamment par leurs offres à faibles émissions. Ce constat se retrouve dans la communication : en 2021 les campagnes RSE ont représenté 11 % des investissements bruts du marché publicitaire français et, lors du dernier Super Bowl aux États-Unis, 20 % des publicités étaient consacrées au développement durable.

Malheureusement, sur le climat les discours oscillent entre l’abondance de détails techniques et un climate-washing un peu naïf, souvent centré sur une revendication de neutralité climatique. Pis encore : à force d’utiliser les mêmes récits voire les mêmes mots, les marques risquent de perdre leur pouvoir, de diluer leur différence et d’atteindre un impact zéro qui n’aurait rien de climatique. Autrement dit, il est temps de les inciter à mettre ce sujet au cœur de leur positionnement, sans se contenter d’afficher une raison d’être « pour un monde meilleur » ou une supposée neutralité, mais en s’attachant à rendre désirable et accessible à tous, par leurs produits et leur marketing, le mode de vie bas carbone qu’il nous faudra bien adopter un jour. Pour avancer dans ce sens, neuf règles peuvent guider leurs pas, côté footprint comme côté brainprint, sur un sentier qui reste étroit.

Neuf règles pour une stratégie pro-climat

1. Prendre garde à la neutralité climatique, figure imposée pour expliquer la radicalité de la transition nécessaire, mais qui fait de plus en plus débat.

Les termes vagues (“climate positive֨”, “carbon negative”, “carbon neutrality”, etc.) utilisés par les marques pour présenter leur démarche finissent par lisser toute différence. Et le concept est dévoyé quand il ne s’applique plus à la planète, mais à une entreprise ou à un produit. En outre, pour atteindre la neutralité́ carbone, c’est la réduction des émissions de GES qui est prioritaire, bien avant la « compensation » des émissions résiduelles par le financement de puits de carbone – qui ne devraient pas représenter plus de 10 % d’un objectif de type « net zéro » pour une marque [4].

2. Remonter la chaîne de fournisseurs sur la trace des émissions cachées de GES, en s’appuyant sur les attentes des consommateurs finaux.

Les rapports et résultats publiés par les marques sur leurs émissions de CO2 sont souvent difficiles à comprendre, car la méthode utilisée est complexe, floue ou incomplète : la plupart des entreprises ne tiennent pas compte de la chaîne de valeur amont et du « Scope 3 », où sont situés l’essentiel de leurs impacts carbone, du textile à l’agro-alimentaire. Or, pour être crédibles, les marques doivent mettre à l’épreuve leurs achats et leurs fournisseurs, en demandant des garanties de réduction : procédés industriels moins carbonés, réduction des déchets, énergie renouvelable, matières plus vertueuses, etc. Ainsi la marque française de vêtements Picture Organic Clothing a récemment réalisé que la filature représente 13 % de son impact carbone global : ses fils sont faits à Taïwan pour le polyester et en Turquie pour le coton, deux pays dont l’essentiel de l’énergie nationale est produite à partir du charbon. La marque s’est mobilisée sur le sujet et s’est alliée à Décathlon pour faire bouger son filateur turc de coton, qui couvre désormais 40 % de ses besoins avec de l’énergie solaire. Dans la foulée, elle a classé les pays de son amont selon leur approvisionnement électrique, pour privilégier ceux qui ont la moindre empreinte carbone : dans le bassin asiatique où doit produire pour maintenir un prix accessible, Picture a le choix entre la Chine, dont l’électricité est à 80 % fossile, ou le Vietnam, qui est à 90 % hydroélectrique. À conditions sociales équivalentes, elle a choisi de modifier sa stratégie pour réduire ses émissions en amont et éviter de devoir compenser en aval les émissions qu’elle n’aurait pas réduites.

3. Conseiller au client de ne pas acheter le produit quand il n’en a pas besoin.

Les marques doivent accepter de se poser des questions difficiles, qui le sont aussi pour leurs clients. Recommander à ses clients de ne pas acheter un produit dont ils n’ont pas besoin est un choix gonflé, mais imbattable pour gagner la confiance. En 2011, Patagonia a fait campagne en pleine fashion week en titrant « N’achetez pas cette veste polaire » (sous-entendu : « malgré toutes ses qualités écologiques, si vous n’en avez pas besoin »). C’est aussi ce que fait la marque de baskets Veja avec le slogan « Les baskets les plus écologiques sont celles que vous portez déjà », qui la porte à ouvrir des cordonneries pour remettre à neuf les baskets usagées, Veja ou autres. Même son de cloche chez KLM avec la campagne “Fly Responsibly”, qui en 2019 incitait ses clients à remplacer leur prochain vol par une réunion en visio ou un trajet en train.

4. Recourir aux nudges pour encourager (y compris financièrement) le passage à l’acte, en expliquant ensuite aux consommateurs pourquoi il a fait le bon choix, afin de pérenniser son comportement sans le manipuler.

C’est ce que recommande le neuroscientifique et psychologue comportementaliste Jacques Fradin, qui souligne aussi la relative inefficacité de l’action cherchant à convaincre le client rationnellement, en lui parlant climat et émissions – par exemple pour l’inciter à abandonner les produits laitiers au profit des produits végétaux, dont le goût est un frein. Sur un autre marché, la campagne “The power behind the plug” développée en 2015 par l’énergéticien américain NRG pour son offre d’électricité renouvelable est éloquente : les passants, attirés par la perspective de recharger gratuitement leurs téléphones portables dans des lieux publics, se voient proposer plusieurs prises électriques au-dessus desquelles est signalée la source supposée du courant correspondant : énergie fossile, solaire ou éolienne. Ces étiquettes génèrent chez le public des interrogations inédites sur la non-traçabilité de l’électricité que nous consommons, sans penser à son origine ni à ses conséquences climatiques. Et la plupart des passants choisissent, après réflexion, de se brancher sur les prises d’origine renouvelable, ce qui les prédispose à souscrire ensuite à l’offre NRG.

5. Faire de l’option sobre en carbone le choix par défaut pour que l’option alternative soit la nouvelle norme.

C’est le nudge par excellence. Lorsque le fournisseur d’énergie allemand Energiedienst GmbH propose à ses clients trois tarifs dont un tarif par défaut « vert » et deux autres options (un tarif moins vert et moins cher de 8 % ou un tarif encore plus vert mais plus cher de 23 %), il constate sans surprise que 94 % des individus conservent l’option par défaut. Oatly, leader suédois des laits végétaux à base d’avoine, ne positionne pas son produit comme une alternative climatique mais simplement comme le choix le plus sain, normal et rationnel, sous le slogan “Like milk, but made for humans”. Elle s’assure aussi du soutien des baristas pour miser sur l’attrait de boissons créatives à base de café (ce qui compte, c’est que ce soit bon et désirable, pas que ce soit végétarien), en ciblant les flexitariens plutôt que les végans militants. Il ne s’agit plus d’une renonciation voire d’un sacrifice pour le consommateur de lait de vache, mais du choix positif d’un produit meilleur.

6. Faire évoluer radicalement l’offre de la marque, avec une direction claire de généralisation des options climatiquement responsables.

C’est ainsi que l’enseigne suédoise Max Burgers – la première au monde à afficher les émissions de CO2 de ses produits à côté des calories – est engagée depuis 2018 dans une réduction radicale de ses émissions avec un approvisionnement en énergie 100 % renouvelable, l’achat d’ingrédients locaux, et surtout un engagement à développer les burgers végétariens [5], qui devront représenter la moitié de ses ventes en 2022.

7. Inscrire le sujet du climat au cœur de la raison d’être.

L’approche est audacieuse, mais le défi climatique est si immense et lié à d’autres sujets, de la biodiversité aux migrations, en passant par la justice environnementale, que cela fait sens. En écho à Oscar Wilde, c’est faire preuve de sagesse que de placer au cœur d’une raison d’être un enjeu social et planétaire assez grand pour qu’il ne soit pas perdu de vue. C’est le choix d’Interface, numéro un mondial des dalles de moquette, dont la stratégie “Climate take-back” est exclusivement focalisée sur la « réparation » du climat : avec sa précédente stratégie “Mission Zero”, Interface a déjà réduit de 96 % ses émissions de GES par unité produite, de 76 % l’empreinte carbone de ses dalles tout au long de leur cycle de vie, tandis que 75 % de l’énergie consommée par ses sites est d’origine renouvelable. Il ambitionne désormais d’inverser la tendance climatique en concentrant ses efforts sur quatre axes : mener toutes ses activités de manière à n’avoir aucun impact sur l’environnement ; faire du carbone une ressource et non un ennemi (en fabriquant des produits qui le séquestrent efficacement) ; soutenir la capacité des écosystèmes à réguler le climat ; faire acte de pionnier d’une révolution qui transforme l’industrie en une force de changement planétaire.

8. Proposer de nouveaux imaginaires sans trop miser sur les nouveaux modèles économiques immatériels, qui risquent de faire oublier les enjeux matériels.

La radicalité de l’enjeu climatique appelant de nouvelles approches disruptives, les nouveaux modèles économiques ont le vent en poupe – en tête desquels l’économie de fonctionnalité, qui consiste à vendre l’usage du produit et non plus sa propriété, à le louer comme un service avec des prestations d’entretien et de maintenance qui en allongent la durée de vie et permettent sa mutualisation entre plusieurs utilisateurs. Dans le textile comme dans l’électroménager, des marques expérimentent la location de leurs produits, argument climatique à l’appui… La fonctionnalité est un récit qui permet d’acculturer marketeurs et consommateurs à l’évolution nécessaire des modes de consommation, mais le diable est dans les détails. Non seulement l’impact réel dépend des conditions de la mise en œuvre (par exemple le mode de transport du produit entre deux clients), mais les marques ne sont pas toujours transparentes sur les volumes effectivement concernés par ces expérimentations, détournant ainsi l’attention de l’enjeu matériel, central : la nécessité d’alléger radicalement l’empreinte climatique des produits vendus. L’économie de la fonctionnalité ne peut pas réussir seule, elle doit être étroitement associée à des modèles économiques qui réinterrogent la matérialité : produits bio-inspirés, circularité, production locale, etc. Un produit Veja, Loom ou Patagonia ne sera-t-il pas toujours de moindre impact qu’un vêtement ou une chaussure loués par abonnement sur une plateforme cultivant la fast fashion et nécessitant de la logistique ? La seconde main et les approches collaboratives ne sont-elles pas toujours préférables à ces offres basées sur l’usage ? C’est d’abord sur la matérialité de leurs produits (produire moins, et mieux) que les marques doivent travailler, sous peine de sombrer dans un simple modèle de leasing dont on sait qu’il ne constitue pas toujours la solution la plus écologique, ni la plus économique pour le client [6].

9. Militer pour un changement de modèle, y compris auprès des pouvoirs publics.

Un exemple historique de cette façon dont les marques peuvent assumer un leadership sectoriel est la campagne Leclerc sur les sacs plastique dans les années 90, « Le sac E. Leclerc, une exception qui devrait être la règle », invitant les pouvoirs publics à généraliser son initiative de remplacement des sacs plastique gratuits à usage unique. Récemment, une coalition d’acteurs du textile « En mode climat » [7] (des marques engagées comme Loom ou 1083, mais aussi des usines, des médias…) s’est formée pour un lobbying vertueux, avec l’idée que les initiatives individuelles, si pionnières soient-elles, sont vaines voire contre-productives si des règles justes ne s’appliquent pas à l’ensemble du secteur. De même, les collectifs internationaux d’entreprises comme RE100, WeMeanBusiness ou BCorp contribuent à montrer aux décideurs politiques que les entreprises sont prêtes à s’engager, quand souvent les gouvernements craignent de brusquer le monde économique.

Pour conclure, les marques se posent en contributrices de réponses efficaces à la crise climatique quand elles évitent les poncifs et les raccourcis, et optent pour une communication transparente, sincère et fondée sur des preuves. C’est ce qu’attendent les consommateurs, qui préfèrent les marques honnêtes, sur ce qu’elles font de bien, mais aussi sur les problèmes qu’elles n’arrivent pas à résoudre, aux marques parfaites, qui n’existent pas [8].

[1] Ipsos-Sopra Steria et Game Changers, 28 janvier 2022.
[2] Christophe André, Et n’oublie pas d’être heureux, Odile Jacob, 2014.
[3] Étude EcoAct 2020, portant sur quatre indices boursiers en France (CAC 40), au Royaume-Uni (FTSE 100), en Espagne (IBEX 35) et aux États-Unis (DOW 30).
[4] Standard SBTi, “Less Net, More Zero”, octobre 2021.
[5] La viande rouge est à l’origine de 15 % des émissions de GES mondiales.
[6] Voir notamment le rapport de la Cour des Comptes sur la prévention du surendettement, 2021.
[7] Enmodeclimat.fr.
[8] Ce qu’assume Patagonia, en posant les limites de son objectif de neutralité climatique ou en s’engageant à ne plus utiliser le terme de « développement durable », afin de signifier que ses activités contribuent encore au problème.

Élisabeth Laville

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