Tribunes

On ne badine pas avec la biodiversité

24/10/2022

La sauvegarde de la biodiversité est désormais au cœur des préoccupations des entreprises. Elles s’engagent tout au long de leur chaîne de valeur, appuyées par des outils de mesure de leurs impacts. Coup de projecteur sur les entreprises agro-alimentaires, par Véronique Dham, Biodiv​‌’Corp*.

Elle devait se tenir en octobre 2020 en Chine. Reportée quatre fois pour cause de pandémie planétaire, la COP 15 Biodiversité aura finalement lieu à Montréal du 5 au 17 décembre 2022, au siège de la Convention sur la diversité biologique (CDB). Une édition particulièrement attendue, car elle doit fixer la nouvelle feuille de route mondiale post-2020 pour protéger la biodiversité. Un accord sera-t-il trouvé autour d’un nouveau cadre mondial ayant comme objectif d’inverser la courbe de disparition de la biodiversité et d’assurer un chemin de restauration d’ici à 2030 ?

Ce qui est certain, c’est que les entreprises ne se sont jamais autant mobilisées en faveur de la sauvegarde de la biodiversité. Depuis peu, on sent (enfin) un véritable tournant, une prise de conscience. Depuis dix-sept ans que j’accompagne les entreprises autour de la biodiversité, je n’ai jamais connu un tel emballement des entreprises pour la biodiversité. Les coalitions et les prises d’engagements d’entreprises se multiplient en France, en Europe et dans le monde. Symbole de ce déclic, l’engagement médiatique, en juillet 2018, d’une quarantaine de patrons de grandes entreprises françaises à préserver la biodiversité dans le cadre de l’initiative française Act4Nature [1]. Aujourd’hui, près de deux cents entreprises ont rejoint l’initiative rebaptisée Entreprises engagées pour la nature Act4Nature. Au niveau international, la coalition Business for Nature parle quant à elle au nom d’un millier d’entreprises dans le monde qui revendiquent haut et fort la nécessité absolue de stopper l’érosion de la biodiversité.

Le réveil des consciences

Le rapport alarmant de l’IPBES (la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) a réveillé les consciences en mai 2019. Cette instance scientifique, équivalent du Giec pour la biodiversité, a dressé un constat édifiant : un million d’espèces animales et végétales, soit une sur deux, sont menacées de disparition au cours des prochaines décennies. Elle a recensé les principales causes de l’érosion de la biodiversité, derrière lesquelles se trouvent les activités humaines, donc les entreprises : changement d’usage des sols, surexploitation de ressources naturelles, changement climatique, pollutions, propagation des espèces exotiques envahissantes. Avec des conséquences critiques pour l’humanité et pour les activités économiques : 40 % de l’économie mondiale dépend de processus ou services écologiques (approvisionnements en matières premières, eau, pollinisation, régulation du climat, etc.). Les derniers rapports du World Economic Forum sur les risques planétaires à cinq-dix ans pour les dirigeants économiques et politiques placent ainsi la perte de biodiversité en troisième place. Les acteurs de la finance l’ont bien compris : en 2019, le Finance for Biodiversity Pledge (qui regroupe 90 investisseurs et assureurs dans le monde) a appelé les États à créer un cadre ambitieux sur la biodiversité et s’est engagé à évaluer l’impact des activités financières sur l’environnement.

La biodiversité, au cœur de la stratégie des entreprises agro-alimentaires

Face à la demande croissante des investisseurs et d​‌’autres parties prenantes importantes – État, associations, scientifiques, consommateurs –, l’intégration de la biodiversité dans la stratégie des entreprises accélère. Aucun secteur n’y échappe et certains se sont particulièrement mobilisés autour du sujet : construction, aménagement, immobilier, luxe, cosmétique, distribution, énergie, et l’agro-alimentaire. Stratégie, feuille de route, charte pour la biodiversité… peu importe la forme, chacun affiche ses engagements pour préserver, réduire, voire développer la biodiversité. De plus en plus interpellés sur ce sujet par les consommateurs, les acteurs de l’agro-alimentaire développent des solutions pour réduire leurs pressions sur le vivant, tout au long de leur chaîne de valeur, de l’amont agricole jusqu’à la fin de vie de leurs produits. L’agriculture, dans son modèle conventionnel, étant considérée comme la principale cause de l’érosion de la biodiversité par les experts de l’IPBES, les entreprises du secteur prennent leur part de responsabilité et travaillent avec les agriculteurs à des pratiques plus respectueuses de la biodiversité. Certains acteurs, comme le groupe Pernod Ricard ou Valrhona vont même au-delà de la réduction de leurs impacts en s’engageant dans une agriculture « régénérative ou régénératrice » visant notamment à restaurer la qualité écologique des sols par de nouvelles pratiques agricoles.

Climat et biodiversité, même combat

Longtemps reléguée au second plan et considérée comme un problème distinct de celui du changement climatique, la perte de biodiversité est aujourd​‌’hui appréhendée comme une crise toute aussi urgente, et son lien avec l’adaptation au climat et l’atténuation de ses effets est de mieux en mieux compris. Signe fort de ce décloisonnement et de cette prise de conscience, le rapport Changement climatique et biodiversité publié par le Giec et l’IPBES, a insisté sur les liens très étroits entre ces deux thématiques. Le changement climatique est l’une des principales causes de la perte de biodiversité. Dans le même temps, la biodiversité est essentielle pour atténuer le changement climatique et s’y adapter : 37 % du potentiel mondial d​‌’atténuation du changement climatique pourrait provenir de la nature. Je vois ainsi de plus en plus d’entreprises venir sur le terrain de la biodiversité pour donner du sens à leur stratégie climat. Et elles ont raison : toute stratégie environnementale qui se respecte doit aujourd’hui s’appuyer sur ces deux enjeux dans un souci de cohérence et d’efficacité. Signe du nouvel adage « changement climatique et biodiversité, même combat », les initiatives créées à l’origine en faveur du climat comme SBT (Science Based Targets) et TCFD (Task Force on Climate-related Financial Disclosures) se déclinent aujourd’hui en mode SBTN et TNFD – N pour nature –, pour inciter les entreprises à structurer et à aligner leurs engagements de réduction d’impacts sur la biodiversité avec le futur cadre mondial du climat et de la biodiversité.

Des outils au service de la mesure des impacts

Jusqu’à très récemment, le manque d​‌’outils, d’indicateurs et de cadres cohérents permettant d’intégrer efficacement la nature dans le processus décisionnel interne des entreprises pouvait expliquer le retard dans la prise en compte de la biodiversité au sein des entreprises. Comprendre son impact sur le vivant et prendre des mesures concrètes pour y remédier n’est pas une chose aisée. La bonne nouvelle, c’est qu’il existe de plus en plus de solutions et d’outils pour répondre aux attentes et aux besoins des entreprises. À l’instar du climat et du carbone, les entreprises peuvent s’appuyer sur des outils leur permettant d’évaluer leur empreinte sur la biodiversité et des indicateurs leur permettant de communiquer sur leur performance en la matière. De multiples méthodes de mesure et d’évaluation des impacts et dépendances des entreprises sur les services écosystémiques et la biodiversité ont vu le jour ces dernières années ou sont en cours d​‌’élaboration : outils d’empreinte biodiversité, outils cartographiques de patrimoine industriel et foncier, outils qualitatifs et quantitatifs, outils monétaires, outils de comptabilité intégrée, etc. Avec des périmètres d’évaluation différents : site, produit, filière, chaîne de valeur complète, etc. Inspirés du bilan carbone, le Global Biodiversity Score, développé par la CDC Biodiversité, et le Corporate Biodiversity Footprint développé par I Care Environnement permettent de mesurer quantitativement (avec la métrique MSA.Km²) [2] l’empreinte (impacts et dépendances) biodiversité d’une entreprise dans l’ensemble de sa chaîne de valeur.

Conjurer le greenwashing

Si modéliser le vivant comme le carbone n’est pas une mince affaire et reste sujet à critiques, cette démarche répond aux attentes des entreprises : une métrique agrégée, compréhensible par tous et mesurant l’empreinte biodiversité à l’échelle de l’ensemble de la chaîne de valeur. La coalition internationale d’entreprises Business For Nature a d’ailleurs lancé la campagne « Join the COP15 Business Advocacy Campaign », demandant aux négociateurs de la COP 15 de rendre obligatoires pour les grandes entreprises et les institutions financières l’évaluation et le reporting en matière de biodiversité.

Comme pour le carbone, un diagnostic complet et précis des interactions avec la biodiversité est indispensable pour fixer une trajectoire et unplan d’actions, pour réduire significativement l’empreinte sur le vivant en agissant en priorité sur les principales pressions, sur les étapes les plus impactantes de la chaîne de valeur, sur les approvisionnements les plus critiques, etc. Cela évite aussi des solutions gadgets, voire de greenwashing, qui peuvent être décorrélées des principaux impacts de l’entreprise, comme installer des ruches sur le toit du siège social ou planter des arbres en France ou à l’autre bout du monde.

Il n’y a rien de plus consensuel que de vouloir sauver les abeilles ou planter des arbres pour sauver la planète,cela part souvent d’une bonne intention. Celle notamment de vouloir sensibiliser et éduquer les équipes et les consommateurs aux enjeux de la biodiversité. Mais menées à outrance, ces pratiques peuvent s’avérer catastrophiques, en provoquant de nouveaux déséquilibres. La multiplication des ruches en ville a créé une compétition entre abeilles domestiques et pollinisateurs sauvages pour l’accès à la nourriture. Le boisement de vastes espaces en monoculture – c’est-à-dire avec une seule variété – ou dans des territoires inadaptés à l’afforestation (comme les savanes où il n’y a pas eu d’arbres depuis des centaines d’années) détruit les écosystèmes, la biodiversité qui y vit, réduit le stockage du carbone et crée des inégalités d’accès à la nourriture. La biodiversité a beau inspirer de belles histoires et de belles images, elle n’en reste pas moins un sujet complexe avec lequel il ne faut pas badiner. Elle mérite un traitement à la hauteur des enjeux qu’elle représente pour l’humanité et le monde des entreprises. Gouvernance mondiale, objectifs internationaux de réduction des pressions, outils de pilotage, indicateurs… tout est en place pour passer à l’action.

* http://www.biodivcorp.com.
[1] Alliance entre entreprises, pouvoirs publics, scientifiques et associations environnementales pour créer une dynamique collective internationale et mettre en place des actions pour protéger, valoriser et restaurer la biodiversité.
[2] Mean Species Abundance (MSA.Km2) : l’abondance Moyenne des espèces correspond à l’intégrité et à l’état de santé des écosystèmes écologiques sur une surface donnée.

Véronique Dham, Biodiv​‌’Corp

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