Tribunes

Le piège d’une politique pro-carbone

21/09/2023

Des blocages européens conduisent les pouvoirs publics à des solutions de bricolage pour relayer le mécanisme de l’Arenh. Jusqu’à quand la transition écologique attendra-t-elle ? Par Frank Roubanovitch, président du Comité de liaison des entreprises consommatrices d’électricité (CLEEE).

La crise des prix de l’électricité : comment en est-on arrivé là ? Alors que, à peu près partout ailleurs dans le monde, les prix de l’électricité sont réglementés et corrélés aux coûts moyens de production, l’Europe a choisi depuis vingt ans une solution originale, consistant à libéraliser le marché et à mettre en place un mécanisme dit de fixation des prix au coût marginal. Ce mécanisme consiste, en pratique, à corréler le prix de l’électricité à celui du gaz et du CO2.

Pas grand-chose à signaler pendant vingt ans, tant que le prix du gaz restait sage, oscillant entre 12 et 25 €/MWh, même si en France on ne comprenait pas bien pourquoi nous devions payer notre électricité au même prix que nos amis allemands, à 60 ou 80 €/MWh, alors que notre coût de production, principalement nucléaire, se situait entre 40 et 45 €.

C’est pourquoi la France, malgré les réticences de Bruxelles, a mis en place en 2011 le mécanisme de l’Arenh¹, qui permet aux consommateurs à travers leurs fournisseurs de bénéficier, pour une bonne part de leur consommation, d’un prix régulé de 42 €.

Hélas, en 2021 puis en 2022, conjonction de mauvaises nouvelles. La Russie, préparant sa guerre en Ukraine, décide au printemps 2021 de ne plus approvisionner les stocks de gaz allemands, générant une première hausse des prix du gaz sur fond de reprise économique post-Covid. En réponse aux sanctions économiques, la Russie décide ensuite, l’été 2022, de réduire massivement ses exportations de gaz vers l’Europe. Le sabotage des gazoducs North Stream 1 et 2 a pérennisé la situation. Enfin, la désorganisation de la maintenance des centrales nucléaires françaises due au Covid et à des mouvements sociaux, et surtout la découverte à l’automne 2022 de fissures dans les circuits de secours de nombreuses centrales nucléaires, ont réduit drastiquement la production nucléaire française tout au long de l’automne et de l’hiver 2022-2023.

Tous ces facteurs, massivement amplifiés par un mécanisme de fixation des prix à terme par des traders inquiets voire irrationnels, ont entraîné en quelques mois une multiplication par dix à vingt des prix de l’électricité sur les marchés à terme, de 50 à 500 ou 1000 €/MWh.

Des aides qui n’ont couvert qu’un tiers du surcoût

Quelles conséquences pour les entreprises ? Elles signent souvent des contrats de deux ou trois ans. Pour 2022 et 2023, c’est donc la grande loterie :  les entreprises ayant renouvelé leurs contrats avant la crise s’en sortent bien, tandis que les autres prennent la hausse de plein fouet. En moyenne, les factures² ont augmenté de 100 % entre 2021 et 2022, et de nouveau de 120 % entre 2022 et 2023. Et pour certaines entreprises, c’est pire. L’impact est immédiat. Dans la plupart des cas, les prix de vente s’envolent et alimentent l’inflation massive que nous connaissons. Mais pour certaines PME, la sanction est encore plus grave, c’est la cessation d’activité.

Quelles solutions à court terme ? Face à l’urgence, le CLEEE, parmi d’autres associations de consommateurs, réclamait un retour au moins provisoire aux tarifs réglementés. Hélas, cela n’était compatible ni avec la doxa européenne ni avec les caisses de l’État. Après de longues tergiversations tout au long de 2022, la Commission européenne étant persuadée que la crise était provisoire et qu’il ne fallait pas jeter le bébé de la libéralisation avec l’eau du bain, décision a été enfin prise, à l’automne 2022, d’instaurer des aides aux entreprises, mais seulement jusqu’à la fin de 2023 – il ne faut pas exagérer. Mais, de peur de biaiser le sacro-saint marché, et faute d’argent dans les caisses, les aides restent limitées. Si les particuliers, les TPE et les collectivités ont pu bénéficier d’un véritable bouclier tarifaire, les entreprises reçoivent une aide partielle, qui prend plusieurs formes, de l’amortisseur tarifaire pour les PME au guichet d’aide pour les grandes entreprises. Dans tous les cas, l’aide couvre au mieux un petit tiers de la hausse subie.

Veto germanique au nucléaire

Quelles solutions à plus long terme ? Sous la pression de certains pays, comme l’Espagne et la France, la Commission a fini par proposer en mars 2023 un projet plus ambitieux de réforme du marché de l’électricité. C’est d’autant plus important pour la France que l’Arenh, qui garantit un tarif régulé pour la moitié environ de la consommation des entreprises, disparaît fin 2025 (une exigence de Bruxelles).

Une des solutions proposées par Bruxelles est celle des « contrats pour différence » (encore appelés « contrats d’écart compensatoire ») qui permettrait de protéger le producteur lorsque le marché est trop bas et de compenser les consommateurs lorsque le marché est trop élevé. Pas parfait, mais pas mal du tout.

Hélas, c’était compter sans l’Allemagne et l’Autriche, farouchement antinucléaires, et qui ne voudraient quand même pas que la compétitivité du nucléaire français puisse bénéficier aux consommateurs français. Quelle hérésie en effet ! Ces pays s’opposent donc à ce que les contrats d’écart compensatoire puissent s’appliquer à la production nucléaire existante. Dommage pour la France, où 70 % de la production est nucléaire.

Nous en sommes là… Il serait temps pour nos gouvernants d’exiger une inclusion du nucléaire dans le mécanisme, et à défaut de menacer de sortir unilatéralement du mécanisme de marché de l’électricité.

Mais non : pensez-vous, cela ne se fait pas ! Pour nos pouvoirs publics, il est plus confortable de réfléchir à des solutions de bricolage, telles que plafonds de prix ou contrats long terme pour quelques entreprises chanceuses. Nous attendons de connaître le détail, mais, selon toute probabilité, les solutions mises en œuvre seront complexes, et feront sûrement l’objet de contentieux, de la part de Bruxelles ou de tel ou tel fournisseur qui s’estimera lésé. Pourquoi faire simple ?

Urgence de décorréler le prix de l’électricité du prix du gaz

Le temps presse, l’horloge climatique tourne. Chaque tonne de CO2 émise reste dans l’atmosphère. Il est vital que nos entreprises réduisent au plus vite leur consommation de gaz ou de fioul et basculent vers l’électricité. Or les entreprises n’investiront massivement dans la transition que si elles sont certaines que l’électricité sera durablement plus compétitive que le gaz. Il est donc urgent de décorréler le prix de l’électricité du prix du gaz, en mettant en place un mécanisme corrélant le prix de l’électricité au coût de production nucléaire (et garantissant au passage à EDF un revenu suffisant). En outre, la réindustrialisation, si importante pour la France, passe par un prix compétitif et prévisible de l’électricité.

Nos gouvernants sauront-ils bien choisir les priorités ? Transition énergétique et réindustrialisation, ou fidélité à une doxa européenne périmée datant de l’époque Reagan-Thatcher ?

Les entreprises ont, elles aussi, leur part de responsabilité. En attendant de savoir quelles priorités et quelles mesures seront choisies, nous avons entre nos mains, quel que soit le modèle de fixation des prix, au moins une partie de la réponse. Dans les prochaines décennies, la forte demande d’électricité conjuguée à une offre contrainte, les incertitudes géopolitiques, les dérèglements climatiques, les contraintes d’approvisionnement en matières premières, tout concourra à des prix de l’énergie structurellement en hausse.

Dans ce contexte, nous devons plus que jamais faire preuve de sobriété. Nous devons aussi apprendre à être flexibles, c’est-à-dire à consommer moins quand la production est faible et davantage quand elle est abondante (aux heures où le soleil brille par exemple).

Alors, continuons à nous battre pour l’avènement d’une réforme ambitieuse et pérenne du marché de l’électricité, mais, sans attendre, prenons notre part de responsabilité.

1. Accès régulé à l’électricité nucléaire historique.
2. Selon une enquête menée auprès des grandes entreprises du CLEEE et des acheteurs publics de la FNCCR. Nous comparons ici uniquement le prix de l’électron ; les mesures de réduction des taxes (TICFE) par le gouvernement ont un peu atténué l’impact pour les consommateurs non industriels.

Frank Roubanovitch (CLEEE)

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