Bulletins de l'Ilec

La part de l’inconscient - Numéro 471

09/03/2018

Pas de transmission sans vie : les hommes qui font l’entreprise sont les vrais transmetteurs de sa culture, fondée sur des croyances partagées. Entretien avec Martin Delemotte, cofondateur de Vadequa, conseil en recrutement1

Y a-t-il des cultures d’entreprise meilleures que d’autres, qui se transmettent plus facilement ?
Martin Delemotte : Il est des cultures qui se transmettent plus rapidement que d’autres. Prenons le cas – extrême – de ce que les autorités chinoises appellent « cultes entrepreneuriaux », des entreprises qui se fondent sur un système pyramidal. En pourvoyant des valeurs de succès et de richesse, elles attirent un grand nombre de participants qui, en payant un droit d’entrée, financent les gains de leurs prédécesseurs. La décision du gouvernement chinois, l’été 2017, de prendre des mesures répressives à leur encontre laisse présager une durée de vie limitée pour ces entreprises. Le haut coefficient de viralité d’une culture ne suffit donc pas à la qualifier de meilleure. Il y a un équilibre à trouver entre facilité de transmission et résilience – sans parler d’autres valeurs, en l’occurrence le respect des règles légales et éthiques.
Peut-il exister des sous-cultures à l’intérieur d’une même culture d’entreprise, au risque de dissonances et de transmission faussée ?
M. D. : Une culture d’entreprise est en un sens fractale : avec une culture dominante, puis des sous-cultures par pays, fonctions, départements, équipes, jusqu’au niveau de l’individu – chaque salarié reflétant par ses expériences et sa personnalité une culture individuelle. Une sous-culture peut être perçue comme une menace par la culture dominante, engendrant de féroces luttes de pouvoir. Mais si elle est maîtrisée et abordée avec maturité, une sous-culture sera source d’enrichissement pour l’ensemble de l’organisation. Par exemple, les Américains parlent de skunkworks projects, « ateliers des putois », pour qualifier des initiatives innovantes échappant aux procédures et à la lourdeur de la bureaucratie habituelle des grands groupes. Le concept, apparu lors de la Seconde Guerre mondiale dans l’entreprise d’aéronautique Lockheed Martin, est maintenant repris par Apple et Google, un bel exemple de réappropriation positive de sous-cultures a priori perturbatrices.

Quelle culture transmettre, quand l’entreprise a connu des changements brutaux, des orientations radicalement nouvelles par rapport à son histoire ?
M. D. : Une culture d’entreprise peut se voir comme un iceberg. La partie émergée correspond à son domaine d’activité, ses marques, son logo, l’organisation de ses espaces de travail, la façon de s’habiller et de se comporter de ses salariés. Un peu plus bas dans l’iceberg, le management de l’entreprise va aussi mettre en avant certaines valeurs, identifiées et choisies de manière consciente.
Cependant, la force d’une culture vient de sa partie immergée : les croyances partagées de manière inconsciente, très rarement mises en question. Ainsi, acquérir une marque n’est pas acquérir une culture. Tout comme changer de domaine d’activité ne signifie pas forcément adopter une culture radicalement différente. Le conglomérat coréen Samsung a débuté en 1938 dans la vente de poisson séché. En 2018, il s’agit du premier fabriquant de smartphones. Pourtant, malgré ces changements radicaux, l’entreprise reste imprégnée de la même culture familiale et hiérarchique.
 Force de la marque, prestige du management, réussite financière : qu’est-ce qui favorise le plus la transmission d’une culture à des filiales étrangères ?
M. D. : La force d’une culture d’entreprise venant de ses croyances, ce sont avant tout les hommes qui composent l’entreprise qui sont les principaux acteurs de la transmission de sa culture. Or une marque ou des flux financiers sont des artefacts a priori dénués de vie. Il faut des hommes et des femmes pour les incarner, car il n’y a pas de transmission sans vie.
 Qu’est-ce qui y fait le plus obstacle, dans les cultures nationales : bureaucratie, conflictualité sociale, culture endogamique des classes dirigeantes locales… ?
M. D. : Si l’on admet qu’une culture se transmet parce qu’elle est vivante, il faut aussi accepter que vivant signifie adaptation au milieu. Le croisement d’une culture d’entreprise avec une culture nationale étrangère produira des sous-cultures qui ne seront pas à l’identique de la culture d’entreprise originelle. En effet, des choses très concrètes, comme une structure de taxation différente, feront que la tentative d’imposer une certaine culture à une filiale étrangère se traduira par un échec, faute d’adéquation entre celle-ci et son environnement. Il faut toutefois prendre garde à ce que l’adaptation de ces sous-cultures reste maîtrisée et n’ait pas un effet boomerang sur la culture d’entreprise originelle. À force de s’adapter à un environnement corrompu, Tom Enders, le patron d’Airbus, y a perdu ses ailes.
 Entre pérennité et inertie, y a-t-il des conditions pour qu’une entreprise perdure en s’appuyant sur des façons de faire et de penser qui lui sont propres, sur des éléments matériels ou symboliques de sa culture ?
M. D. : La plus vieille entreprise au monde est Nishiyama Onsen Keiunkan, un hôtel japonais qui a fonctionné sans discontinuer depuis 705, soit pendant plus de 1 300 années. Cinquante-deux générations d’une même famille s’y sont succédé. On peut donc penser que des valeurs familiales et relativement conservatrices sont sources de pérennité. Si l’on élargit le terme de culture à culture organisationnelle, on note que les organisations les plus pérennes sont des organisations religieuses, ce qui dénote l’importance des croyances partagées dans la transmission et la résilience d’une culture. À l’opposé, à considérer l’indice boursier du Dow Jones, les plus grandes entreprises américaines, depuis sa création en 1896, on constate que seules trois des douze entreprises originelles sont toujours en opération, et seule General Electric est encore présente dans l’indice. Si l’on cherche la pérennité, sans doute n’est-il pas très sage de s’inspirer des grandes entreprises du moment, qui ont davantage des valeurs d’expansion et de rentabilité financière immédiate.

1. https://vadequa.com/fr.

Propos recueillis par J. W.-A

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