Bulletins de l'Ilec

Illusions cosmétiques - Numéro 471

09/03/2018

Une organisation, et le fond culturel dont tous ceux qui y travaillent sont les porteurs, ne change pas par décret. Entretien avec François Dupuy, sociologue des organisations1

La culture propre d’une entreprise est-elle plus le produit d’une sédimentation (liée au fondateur, au berceau géographique, aux métiers, au secteur, etc.) ou d’une construction ? L’essentiel de ce qui s’en transmet est-il dû à une action volontaire ou à un effet d’inertie ?
François Dupuy : Il faut dans un premier temps bien définir ce que l’on entend par culture, car c’est, comme la valeur, un mot-valise. La culture est selon moi un ensemble de pratiques récurrentes sur des sujets majeurs qui caractérisent le fonctionnement d’une organisation. Cela conduit à établir une distinction importante entre la culture contenant et la culture contenu : dans la première, les individus peuvent exprimer les choses de manières différentes, on est dans l’apparence. Dans la seconde, les comportements sont identiques, le fond de la culture d’entreprise est le même.
La culture résulte globalement davantage d’une sédimentation que d’une construction, car la construire demande beaucoup de temps et on n’y parvient jamais totalement. Il est très difficile de changer une culture, car elle est le fruit d’une sédimentation à long terme qui a conduit les acteurs à adopter un type de comportement qui caractérise l’entreprise. Ce qui se transmet d’une culture d’entreprise est lié à un effet d’inertie.
Cependant, un certain nombre d’entreprises ont une action volontaire pour conserver leur culture. Une entreprise dotée d’une culture non bureaucratique, sans procédures ni système de reporting, reposant beaucoup sur l’oral, non hiérarchisée, est obligée de se battre pour conserver ses caractéristiques, si un groupe souhaitant l’absorber vient à la normaliser, tente de la faire devenir une bureaucratie comme lui. Il y a donc ici une action volontaire pour préserver la culture.
 Pourrait-on classer les entreprises selon le degré de transmissibilité de leur culture propre : une culture plus ou moins ouverte ou fermée, autocentrée ou extravertie, informelle ou procédurière, hiérarchique ou horizontale… ?
F. D. : J’ai du mal à voir le lien entre ces caractères, qui sont néanmoins de très bonnes distinctions, avec le fait que les cultures soient plus ou moins transmissibles. La distinction autocentrée ou extravertie est importante, et je la reformule ainsi : culture endogène pour la première et exogène pour la seconde. Ainsi, l’administration publique a une culture endogène, et la logique d’organisation l’emporte sur celle de la mission. Ainsi, la carrière des professeurs ne se déroule pas dans l’intérêt des élèves, car plus les professeurs sont qualifiés, moins ils enseignent, elle se déroule dans leur intérêt. Toute autre est l’entreprise active sur un marché très concurrentiel : elle ne survit pas si elle a une culture endogène. Elle est conduite à se singulariser par une culture exogène. La doxa managériale parle alors d’orientation client.
Vous mentionnez également une autre distinction importante : informelle ou procédurière. Le grand malheur des entreprises actuelles s’illustre par la prédominance de l’aspect procédurier, quand bien même on parle d’agilité, d’entreprise libérée. Non seulement les entreprises maintiennent un taylorisme de base, mais elles ont tendance à le renforcer à travers des modes de management coercitifs, faits de procédures, d’indicateurs de performance, de reporting. Les entreprises informelles constituent donc des exceptions notables, par exemple Sopra Steria ou Bic dans sa partie briquet, qui d’ailleurs se battent pour préserver cet aspect de leur culture.
 Les entreprises culturellement autocentrées pérennisent-elles plus facilement leur identité que les entreprises plus tournées vers leurs clients ?
F. D. : Oui, hélas ! Autant il est facile de tricoter une bureaucratie endogène, autant il très difficile de la détricoter, comme l’atteste l’impossible réforme de l’État. Tout le monde sait, depuis trente ans, ce qu’il faut faire, mais personne n’est capable de le faire. C’est la raison pour laquelle les entreprises autocentrées ou endogènes, la SNCF pour ne pas la nommer, sont très difficiles à transformer. Ces entreprises fonctionnent au bénéfice de ceux qui y travaillent, et ceux-ci ont une capacité de résistance à des changements qui mettraient en question leurs avantages acquis.
Le taylorisme, contrairement aux critiques faites par certains intellectuels, est un mode d’organisation très protecteur pour les gens qui travaillent. Pour preuve, nous n’avons jamais vu les fonctionnaires qui travaillent encore sous un mode taylorien pur manifester pour en changer. Bien au contraire, c’est lorsqu’on veut changer cette culture qu’ils manifestent. C’est au reste une particularité française.
 Le cadre et l’ouvrier d’une même entreprise partagent-ils et transmettent-ils une culture commune ?
F. D. : Oui, aussi bien pour le partage que la transmission, quand bien même le premier serait au siège social et le second éloigné à l’usine. Les pratiques culturelles sont identiques, même si les uns reprochent aux autres d’ignorer leur mode de fonctionnement et leurs contraintes. Quand dans une organisation on embauche quelqu’un qui ne se sent pas à l’aise avec les modes de fonctionnement, il y reste rarement longtemps, et cela quel que soit le niveau, cadre ou employé.
 La conflictualité des relations en interne est-elle préjudiciable à la transmission d’une culture maison ?
F. D. : Non, car elle est inhérente à toute forme de travail collectif, et son absence peut être inquiétante, car cela signifie qu’il ne se passe rien dans l’entreprise, qu’on est en présence d’un corps mort. Ce qui peut en revanche caractériser une culture d’entreprise, c’est la manière dont les conflits sont résolus. Michel Crozier avait souligné dans le Phénomène bureaucratique la caractéristique française de la peur du face-à-face, coutumière aux États-Unis où est privilégiée la confrontation. La conflictualité s’exprime de manière détournée.
 La multiplication des signes identitaires (noms, logos, valeurs…) renforce-t-elle beaucoup l’adhésion à une culture d’entreprise et sa transmission ? Et lorsqu’une entreprise en change, cela a-t-il beaucoup d’effet sur le collectif en interne ?
F. D. : Non aux deux questions. Quand les entreprises n’arrivent pas à faire changer les gens, leurs comportements, car elles n’ont aucune culture de science sociale, ne savent pas comment se forgent les comportements ni comment les modifier, elles recourent à l’injonction. Ainsi, les valeurs de l’entreprise relèvent de l’injonction, c’est ce que les entreprises n’ont pas et aimeraient avoir. Si on n’agit pas sur ce qui produit le comportement des hommes, les changements de nom, de logo, de valeurs n’ont aucun impact.

1. Dernier ouvrage paru : la Faillite de la pensée managériale, Le Seuil, 2016.

Propos recueillis par J. W.-A.

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