Bulletins de l'Ilec

De fortes raisons de changer - Numéro 461

30/11/2016

En aiguillons des pratiques collaboratives, dans les organisations, agissent la nécessité de pallier l’ennui au travail, la culture du zapping et une circulation irrépressible de l’information, qui arase les hiérarchies. Entretien avec Pierre-Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon Business School1

Comment expliquer le retour en force de la dimension relationnelle et du «travail ensemble» dans l’entreprise?

Pierre-Yves Gomez: Depuis une dizaine d’années, on assiste à un épuisement de l’engagement au travail, dans les entreprises comme dans les administrations, en France et dans la plupart des pays occidentaux. À tous les niveaux, les salariés ont tendance à se désengager : un phénomène de décrochage dans lequel on cherche hors de l’entreprise des lieux d’épanouissement par le travail : le jardin, le bénévolat associatif ou le travail collaboratif sur internet, c’est ailleurs qu’on se donne vraiment.

Cette désertion a touché d’abord les employés de base, qui se sont réfugiés derrière les temps de travail légaux, d’autant plus que l’entreprise elle-même s’est mise à compter leur temps et leur productivité. Puis il a gagné l’encadrement, au point que c’est là que se développe aujourd’hui le plus grand malaise. Ceux qui sont chargés de transformer les entreprises, pour les rendre « agiles », s’épuisent à recommencer des politiques de changement qui se traduisent le plus souvent par des réductions de coûts, des transformations toujours recommencées mais jamais achevées.

Au final, depuis le milieu des années 2000, on assiste à une stagnation de la productivité du travail, qui traduit le lent désengagement des salariés.

Les entreprises ont dû réagir, et s’interroger sur leurs pratiques de management. Elles sont concurrencées par des formes d’activité qui, grâce notamment à Internet, créent de la valeur par un travail souvent bénévole, mais libre, de leurs propres employés en dehors d’elles. D’où un mouvement tâtonnant pour repenser le management en redonnant de l’autonomie aux employés, après des décennies de contrôle et de formalisme bureaucratique répondant à la pression des normes financières.

Il s’agit de redonner de la liberté aux travailleurs, à tous les niveaux, mais aussi de recomposer le lien social dans l’entreprise. Personne ne se lève le matin pour le plaisir d’accroître un Ebitda ! On se lève parce qu’on sent qu’on peut être utile, que ce que l’on fait est intéressant, et qu’on va retrouver des camarades de travail. Pour avoir oublié ces évidences, on a asséché la vitalité des entreprises. C’est ce qu’il faut revivifier.

Le lien entre bien-être des salariés et performance de l’entreprise n’était-il pas déjà inscrit dans le paternalisme xixesiècle?

P.-Y. G.: Effectivement, le patronat paternaliste se préoccupait du bien-être de ses salariés, pour des raisons morales mais aussi pour des raisons de bon sens économique : si les salariés étaient mal au travail, ils travaillaient moins bien. S’ils s’enivraient en dehors des heures d’usine, leur activité à l’atelier s’en ressentait. Ou encore, s’ils n’étaient pas fidélisés parce que leurs conjoints ou leurs enfants ne pouvaient pas trouver de travail sur place, ils partaient à la concurrence. On a alors cherché à créer des écosystèmes stables, qui passaient par un certain souci des personnes, de leur bien-être. Cela en dehors de questions morales qui ont conduit certains patrons à inventer par exemple les allocations familiales ou les caisses de secours, ancêtres de la sécurité sociale. Cette tradition a produit des entreprises souvent pérennes, parce que leur écosystème était équilibré. C’est ce que cherchent à faire les entreprises collaboratives dans le contexte d’aujourd’hui.

Plus de quarante ans après les concepts d’intelligence partagée et de créativité partagée2, serions-nous toujours au point de départ?

P.-Y. G.: La question est moins la nouveauté du concept d’entreprise collaborative que sa généralisation. Aujourd’hui, même les entreprises organisées selon des processus industriels complexes cherchent à développer l’intelligence collaborative. Les robots peuvent remplacer les activités productives répétitives, mais la créativité qui émerge de l’intelligence collective est la seule véritable source de croissance, parce que dans un monde hyper-rationalisé elle crée des bifurcations, de la nouveauté, donc des sources de valorisation. Le phénomène nouveau est moins le fait de collaborer pour produire que celui de considérer que l’intelligence est collaborative par essence, et que favoriser la collaboration c’est favoriser l’intelligence créative.

Le collaboratif est-il plus facile à mettre en œuvre dans les entreprises où dominent les générations Y et Z?

P.-Y. G.: Ces générations sont assez facilement collaboratives, parce qu’elles ont grandi dans un univers de réseaux et d’interrelations très forts, notamment du fait de l’internet. Partager des photos, des infos, des « bons plans », etc., fait partie de leur culture. Mais ce n’est pas sans limite. Car ce sont des générations habituées aussi à ce que j’appelle des communautés infidèles. On adhère à une communauté sur internet, mais parce qu’on sait pouvoir en sortir quand on veut. C’est particulièrement vrai de la « génération Z » (comme zapping), qui passe très vite d’un centre d’intérêt à un autre, ou n’approfondit pas vraiment les relations de réseaux. Les projets collaboratifs doivent tenir compte de l’instabilité des comportements et des phénomènes de désertion.

L’entreprise collaborative annonce-t-elle la fin du modèle pyramidal?

P.-Y. G.: Toutes les entreprises ne sont pas comparables, mais ce qui est en cause est bien le coûteux empilement des hiérarchies que produisent tous les systèmes bureaucratiques. L’information circule aujourd’hui largement et vite, elle ne connaît pas les frontières de l’entreprise et encore moins les logiques hiérarchiques. Le pouvoir qui émanait de la détention de savoirs, d’informations ou de secrets n’a plus de légitimité dans une société de la transparence et de la rapidité. D’où aussi un aplatissement des hiérarchies.

Réduit-elle la division entre dirigeants et salariés?

P.-Y. G.: Il y a en France une stratification sociologique qui vient entre autres de notre système éducatif. De soi-disant élites ne sont en fait que les détenteurs d’un diplôme supposé prestigieux et autopromu. Ce système obsolète ne va pas dans le sens d’une société collaborative, qui suppose des relations plus directes, plus horizontales. Il ne faut pas néanmoins en exagérer les vertus avec démagogie. La collaboration suppose que soit reconnu et partagé un bien commun, qui donne envie de travailler ensemble. C’est la capacité à préciser et à encourager ce bien commun qui devrait faire la véritable élite.

Reléguer la notion de profit au second rang en privilégiant celle de bonheur: utopie, miroir aux alouettes?

P.-Y. G.: Il est naïf de considérer le profit comme ce qui donne envie de créer, d’inventer, de travailler avec autrui. Regardez les grandes entreprises américaines de l’internet. Pendant des années, elles ne sont pas profitables et parfois elles le restent assez peu. Mais c’est le projet et la création de valeur économique ou sociétale qui les motivent. De jeunes pousses ou des entrepreneurs sociaux prétendent réinventer leur industrie, quand ce n’est pas réinventer le monde ! Même si tous n’y parviennent pas, il suffit de quelques-uns pour que l’industrie et le monde changent vraiment. Tant que l’on n’a pas compris cela, on ne comprend rien à la dynamique du capitalisme californien, à son énergie, particulièrement vive même si les profits ne sont pas aussi flamboyants que les projets.

Autre chose est la question du bonheur au travail. Elle peut paraître à raison non seulement naïve, mais franchement intrusive : en quoi l’entreprise est-elle capable ou légitime pour définir le bonheur ? En revanche, qu’elle définisse des conditions de travail non seulement décentes mais encore favorables à la production de valeur économique, c’est son devoir et son intérêt. Aucun profit n’est durable sans cela.

Quels sont les risques et les craintes liés à l’entreprise collaborative et comment les conjurer?

P.-Y. G.: Il y a des craintes objectives et des craintes subjectives. Objectivement, le passage à une entreprise collaborative ouvre des incertitudes, des confusions parfois sur les rôles. Plus de fluidité entre l’entreprise et son environnement lui pose les questions du maintien de son avantage concurrentiel et de la protection de ses savoir-faire. Cela peut aussi détruire des formes de travail organisé qui marchaient plutôt bien. Donc tout n’est pas rose, il ne s’agit pas d’arborer l’enthousiasme du missionnaire. Mais ces perturbations sont aussi des signes éloquents de transformation, il faut apprendre à les gérer.

Subjectivement, il y a les craintes d’employés qui n’ont ni l’habitude ni l’appétence, parce qu’ils n’aiment pas les situations d’incertitude ou de partage d’information. Cela dépend des profils psychologiques ou éducatifs, mais le fait concerne un nombre non négligeable de salariés, qu’il faut rassurer ou former à cette fin nouvelle. D’autres craintes subjectives concernent les managers et dirigeants, qui croient tellement que leur pouvoir tient au contrôle de l’information et à leur capacité de décider à la place des autres qu’ils sont des ferments de résistance au changement. C’est alors que certaines entreprises passent à côté d’une transformation nécessaire, et finissent par disparaître.

l

1. Directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises, ancien président de la Société française de management. Il a publié la République des actionnaires (2001), l’Entreprise dans la démocratie (2009), le Travail invisible (2013) et Intelligence du travail (2016).

2. François Dalle, Jean Bounine, Quand l’entreprise s’éveille à la conscience sociale, Robert Laffont, 1975.

Propos recueillis par J. W. A.

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