Bulletins de l'Ilec

CRM ou big Brother ? - Numéro 340

01/12/2002

Entretien avec Danielle Rapoport, DRC

Ilec : Le CRM entend mettre le client au centre de la stratégie de l’entreprise. Comment définir le concept de client ? Danielle Rapoport : Mettre le client au centre de la stratégie et des préoccupations de l’entreprise m’apparaît d’une totale évidence dans toute relation commerciale qui se respecte. Cette démarche montre simplement qu’on avait oublié ce qu’étaient les fondements mêmes du commerce, à savoir écouter les besoins des clients et y répondre au mieux. Ce qui s’est inventé dans le marketing relationnel de ces dernières années, c’est d’introduire au nœud de la problématique client le concept de personne, et de s’attacher non seulement aux besoins et attentes des clients en tant que tels mais aussi en tant que personnes. Le client ne se perçoit, ne se définit comme tel qu’au moment de son achat. Comme client, il peut être multiple et divisible, parfois infidèle et imprévi-sible. Comme personne, il se sentira unique et indivisible, et relativement fidèle à ses choix de vie et à ses valeurs. Ne change pas qui veut. De fait, le « marketing de la personne », proposé comme tel dans les opérations de CRM, porte en soi ses limites et relève de la quadrature du cercle. À qui s’adresse l’entreprise, qui veut-elle satisfaire, une part de la personne qui serait client, le client dans sa multiplicité, ou la personne globale ? Et sur quelles valeurs de consommation s’appuie son offre ? Ilec : Qui est le client ? quelles sont ses demandes aujourd’hui ? D. R. : Sur le plan de l’offre, un assemblage bien dosé de performance et de désirabilité, la possibilité de choisir en connaissance de cause ; sur celui de la relation, le contact direct, humain, réactif, respectueux de ses besoins. Dans le nouveau jeu consommatoire, la relation au client doit tenir compte de l’évolution de celui-ci comme partenaire et détenteur d’un « vouloir d’achat », s’il en retire des bénéfices comme client et aussi comme personne, à condition de lui laisser le choix de ses valeurs. La consommation tire tout le bénéfice de l’écroulement des valeurs collectives structurantes dont bénéficiaient nos aînés. Elle s’est engouffrée, avec les discours de marque et la richesse de l’offre, dans la place laissée vacante par ces institutions politiques et sociales. On voit ainsi s’approprier, par des marques qui ont peine à satisfaire les besoins basiques de leurs clients et les modalités d’un relationnel efficace, des injonctions qui surfent sur des valeurs « tendance » cautionnées par des philosophes tout aussi « tendance ». D’accord pour apporter de la valeur ajoutée, mais à condition de ne pas oublier le b-a-ba du commerce et de la relation ! Ilec : La consommation dite de masse est-elle pérenne ? D. R. : La perte de valeurs au plan collectif implique une recherche effective de valeurs en soi et pour soi. L’épanouissement de soi se veut aujourd’hui simple et modeste, à l’échelle de ce qui est effectivement concevable et réalisable. Il n’y a plus de grand rêve, plus de projection dans l’avenir. Le mythe du grand soir s’estompe au profit des petits matins réalisables. Les petits bonheurs se vivent au sein de la famille, valeur refuge revisitée par sa fonction de réassurance et de ressourcement. C’est en son sein aussi que les grands choix de consommation seront décidés. On voit donc que les critiques actuelles de l’hyperconsommation, si elles existent, ne résistent pas à une offre qui donne sens et valeur au bonheur domestique, pour le préserver. De ce fait, oui, la consommation de masse peut être pérenne pour des produits et des services qui renforceront les repères et la familiarité d’une consommation quotidienne… Non, si la massification occulte les nouveaux besoins de personnalisation des gens, pour des produits culturellement plus investis et valorisants, qui demandent des réponses plus adaptées. Ilec : La personne prime-t-elle désormais le groupe ? D. R. : Les liens d’appartenance aux groupes sont à la fois plus ténus et plus souples. L’individu n’appartient plus à un seul groupe mais à plusieurs. Je n’opposerais pas personne et groupe. Qui peut vivre sans groupes de référence, qui définissent l’identité et protègent ? Tout dépend de la force, de la qualité des liens et de l’acceptation des dépendances. Aux liens forts et aux fidé- lités institutionnelles se substituent des contacts sporadiques qui font trace, s’ils se répètent suffisamment, et font sens dans la vie des individus. Mais si le groupe en tant que tel ne fait plus loi, l’individualisme égocentré a vécu. La bulle narcissique est un luxe. Elle a des fragilités insuppor-tables dans un environnement anxiogène où l’autre peut être facteur d’angoisse mais aussi de confiance. L’intérêt pour l’environnement, le souci d’un rapport à l’autre où chacun ait une place reconnue et respectée, ont fait exploser cette bulle narcissique, au profit d’une bulle plus large, même si elle se réduit parfois à la seule famille et aux amis proches. Ilec : Deuxième lettre importante du CRM : le « R » pour relation. Comment analysez-vous aujourd’hui le concept de fidélité ? D. R. : Contrairement aux principes fondateurs du CRM, pour lesquels la fidélité se déduit et se décrète par un relationnel de marque volontariste et une posture toute-puissante de l’entreprise, la fidélité, comme la confiance d’ailleurs, se choisit dans ses objets comme dans sa durée. On parle beaucoup de consommateurs infidèles. Je parlerais plutôt de fidélités successives et choisies. Comment être fidèle quand l’offre redouble de charmes ? C’est aussi l’effet pervers d’une concurrence où tous parlent le même langage de séduction à quelques formes près, et offrent peu de motifs d’être fidèle. Quand elle se donne, la fidélité est la preuve d’une relation réussie dans le temps qui appelle en retour la reconnaissance des marques qui auront su la gagner. Le « vouloir de fidélité » est un autre pouvoir du consommateur. Car la fidélité a un prix, qu’il est vain de réduire à des points gagnés au gré de ses achats. C’est une gageure et un luxe, dans des temps incertains où rien n’est jamais acquis. Il ne peut y avoir de fidélité que vis-à-vis d’une offre qui aura su tous les jours donner sans se démettre et recevoir sans démagogie. La fidélité peut se concevoir comme la conséquence d’un contact réussi dans la durée, pour que les liens fassent trace et ancrage. Ilec : Fidéliser, c’est construire dans le temps. Comment expliquer le “zapping” du consommateur ? D. R. : L’étymologie du mot fidélité renvoie à la foi et à la croyance. Dans le terme de fidélité se jouent à la fois les registres de ferveur et de renoncement : je suis fidèle, donc je renonce à ce que je peux avoir d’autre. Or la logique du renoncement est totalement évacuée aujourd’hui, par la fonction même d’une offre de consommation qui veut le combler, avant même que le désir ne se manifeste ! La notion de renoncement a été remplacée par celle d’arbitrage, avec comme bénéfice client l’illusion de maîtrise, et comme effet pervers l’interchangeabilité, ou zapping, des produits et des marques. Le zapping révèle la rencontre pas toujours heureuse entre une offre peu seyante – même si elle peut séduire – et un consommateur qui a désappris la valeur structurante du temps … Ilec : Le marketing a-t-il pris conscience que le client est aussi une personne… même si la personne n’est pas toujours un client ? D. R. : Je ne le constate pas ! Le marketing omet de réfléchir aux stratégies amont de l’entreprise, et donc à « l’intention créatrice » des décideurs, pour apporter les bonnes réponses aux attentes du consommateur. Cette « intention créatrice » doit décider des actions d’un marketing aval auxquelles le consommateur est sensible et attentif. Sans projet global et « transcendant », la marque souffre d’un déficit culturel et d’un risque de banalisation. Les multiples petites actions de marketing, telles des flèches lancées sur la cible-consommateur, sont devenues inopérantes parce que démasquées et pas toujours adaptées. Le client ne supporte plus les segmentations excessives qui créent de la confusion plus que de la vraie valeur ajoutée. Les actions d’un marketing faussement personnalisé sont une insulte au client comme personne. On peut même parler de mépris de la part des marketeurs, quand ils s’occupent plus de leur autopromotion que des évolutions et des besoins des consommateurs, qui parfois demandent plus de bon sens que de techniques sophistiquées. Dans ces conditions de non-respect de la per-sonne, pourquoi le consommateur respecterait-il la marque et lui serait-il fidèle ? De leur côté, les dirigeants se réfugient dans une tour d’ivoire qui signe une absence de projet réel pour leur marque, de désir et de courage de le nourrir et de le transmettre. Le projet d’entreprise doit au contraire aller vers le client, tout en lui laissant sa place et son autonomie. Les fabricants doivent être à la fois modestes et exigeants, habités par une force de conviction créatrice. Ilec : Que souhaitent, aujourd’hui, les consommateurs ? D. R. : Ils demandent à la marque non pas tant de créer de nouveaux produits que de leur donner du sens, de la valeur affective, et de la réelle valeur d’usage. Ils sont saturés de discours creux et recherchent une offre respectueuse de leurs besoins. La consommation touche et puise à trois grande instances fondatrices de l’humain que sont le désir, l’énergie et le temps, aujourd’hui rares et précieux. Ce qu’ils veulent ? C’est se sentir « reconnus chaleureusement », non pas en tant que « monsieur ou madame Un Tel… » mais comme personne qui dans sa situation de client va échanger son argent et son énergie contre un bien qui doit en valoir la peine, qui contient en lui une valeur immatérielle ajoutée directement perceptible. Ilec : Comment créer de la relation ? D. R. : Il faut créer de la surprise, et savoir gérer le contact à l’endroit où le client ne l’attend pas, pour susciter son désir et l’étonner. La marque ne sera pas vécue, perçue de la même manière selon l’ambiance du lieu d’achat, la situation de vie du consommateur. Aujourd’hui, créer de la relation est complexe, parce qu’il faut prendre en compte la mobilité physique et psychique des individus, dont les champs de perception se déplacent et colorent la marque différemment. On voit poindre un marketing assez pervers mais efficace, celui de la « non-satisfaction ». Favoriser une certaine insatisfaction pourrait donner au consommateur le loisir de se plaindre et de revendiquer… sous contrôle. Ilec : Le CRM peut-il modifier le marketing de l’offre ? D. R. : Certainement, mais tout dépend dans quel sens. Le CRM fait fausse route s’il prend le moyen de la technologie pour le but et oublie que, dans le contact, il y a d’abord de l’humain. C’est le premier contact humain qui fera trace, « empreinte », selon la terminologie des éthologistes. L’idolâtrie de la technologie témoigne d’une perte totale du bon sens et d’une relative incapacité à gérer les rapports humains dans une « intelligence-client » bien pensée. Une approche trop segmentée du consommateur ne peut prendre en compte l’irréductible de l’humain dans le consommateur. Avec le CRM, l’offre risque d’oblitérer la « juste distance » et d’aller au-delà des désirs des individus par des propositions de services et de contacts non pertinents et inadaptés. Le désir se détourne quand la réponse volontairement satisfaisante est trop présente, quand elle pré-mâche la fonction désirante et l’annihile. On peut effectivement reprendre ici la figure effrayante de Big Brother, qui se nourrit de transparence comme autant d’ingérence dans la vie privée du consommateur. Quelle omnipotence que de vouloir statuer sur le désir de l’autre ! De quel droit et au nom de quel savoir ? Les biens sont le « symptôme » d’une marque et d’une entreprise. S’ils correspondent effectivement aux besoins et aux désirs des client, c’est que l’entreprise a connecté une stratégie amont et une intelligence-client en aval, et a su transmettre cette cohérence et ce projet. Si les clients ressentent l’incohérence et le superfétatoire, l’absence de projet et l’autosatisfaction, ils se détournent à juste titre de leurs marques. (1) Sociologue, spécialiste de la consommation et des modes de vie.

Jean Watin-Augouard

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