Bulletins de l'Ilec

Le travail, une idée neuve - Numéro 345

01/07/2003

Entretien avec Jean Boissonnat

Selon l’économiste Jeremy Rifkin, l’automation engendrerait tant de gains de productivité que le travail serait appelé à s’éteindre dans les prochaines années. Jamais l’économie occidentale ne pourra créer suffisamment d’emplois pour équilibrer les réductions d’effectifs entraînées par la révolution de l’information. La « fin du travail » ainsi annoncée est-elle plausible ? Le travail manque-t-il ? Jean Boissonnat : L’expression de Rifkin, prise à la lettre, n’a évidemment aucun sens. « La fin du travail » n’est qu’une formule pour faire prendre conscience d’une novation historique dans l’évolution du travail humain. Cette novation est double : d’abord le travail se dématérialise, ensuite le travail cesse d’être l’élément structurant majeur, voire exclusif, de la vie personnelle et collective. Les gains de productivité, dégagés par les nouvelles technologies, seront significatifs (ils ne se sont pas encore manifestés en Europe), mais ils ne constituent pas une rupture historique. Le fait nouveau est la disparition du « travail pondéreux », c’est-à-dire du face-à-face avec la terre et avec la matière, ce qui induit la dissolution de deux classes sociales « structurantes », la classe paysanne (50 % de la population active au début du XXe siècle, moins de 5 % aujourd’hui) et la classe ouvrière (40 % de la population active il y a trente ans, 20 % aujourd’hui). Le travail se diversifie dans les activités de services qui emploient 70 % des travailleurs dans les pays les plus avancés. Cette dématérialisation du travail facilite l’activité professionnelle des femmes. Le travail ne manquera pas, car la demande de services est sans limite, à la différence de la demande d’objets matériels, qui finissent par encombrer l’espace. Depuis la publication de votre rapport le Travail dans vingt ans, en 1995, quels sont les facteurs qui ont modifié le concept de travail ? Des scénarios prévus, lequel prévaut ? J. B. : L’idée que l’on se fait du travail change lentement. Ce qui l’a le plus modifié depuis un quart de siècle, c’est la réapparition du chômage de masse, autour de 10 % de la main-d’œuvre disponible. Avec lui, l’emploi n’apparaît plus comme un dû et le travail comme un devoir. La société s’organise sans utiliser, à tout instant, toutes les ressources de main-d’œuvre dont elle dispose. Du même coup, cette main-d’œuvre non utilisée exige de la société qu’elle lui fournisse les moyens de survivre pendant les périodes de non-emploi, ce que la richesse créée par les gains de productivité permet de faire. La réduction du temps de travail constitue une modalité de cette répartition des gains de productivité. Elle est à l’œuvre depuis un siècle : la durée du travail a diminué de moitié en cent ans. L’effet pervers de la manière dont elle s’est faite en France, à l’occasion de la loi sur les trente-cinq heures, ce sont les rigidités que cette loi a provoquées dans les processus de production. Ce sont aussi les inégalités qu’elle a engendrées : elle a favorisé les cadres et les employés, qui ont pu répartir plus commodément pour eux leur temps de repos, tandis que les ouvriers ont été soumis à des cadences plus sévères tout en subissant un freinage des progressions de salaires. Les 35 heures ne répondent-elles pas à une demande d’une plus grande harmonie entre vie professionnelle et vie familiale ? J. B. : L’harmonisation entre la vie professionnelle et la vie familiale est une demande constante. Dans les sociétés agricoles, elle était favorisée par le fait qu’on travaillait chez soi. C’est la société industrielle qui a dissocié lieu de travail et lieu de vie. Aujourd’hui, on recherche naturellement une meilleure articulation entre vie professionnelle et vie personnelle. Les nouvelles technologies permettent, dans une certaine mesure, un retour au travail à domicile. Pour autant, personne ne souhaite la réunification totale du lieu de travail et du lieu de vie. L’homme et la femme modernes trouvent dans la diversité des lieux sociaux une expression de leur liberté. Comment a évolué la doctrine sociale de l’Église catholique en matière de travail ? J. B. : On trouve dans le christianisme plusieurs approches du travail. On le voit comme une punition (héritage biblique de la faute originelle), comme un devoir (« qui ne travaille pas ne mange pas »), comme une participation à l’œuvre de création (l’homme cocréateur de l’univers), et comme un moyen d’épanouissement personnel. Dans la société industrielle, l’Église catholique a particulièrement insisté sur la nécessité d’organiser le travail de telle sorte qu’il n’avilisse pas l’homme et qu’il l’aide, au contraire, à s’épanouir. Plus récemment, Jean-Paul II a réaffirmé que le repos était une composante essentielle de la vie humaine, mais un repos de recueillement et de prière. Paul Ricœur, philosophe et chrétien, se demandait déjà, il y a cinquante ans, si l’on n’était pas en train de passer d’une société dans laquelle on travaillait pour gagner sa vie à une société dans laquelle on perdrait son âme dans des loisirs insignifiants. Le problème de demain ne sera plus le chômage mais celui du travail. Les travailleurs sont-ils formés à l’économie nouvelle ? Les entreprises sont-elles organisées pour intégrer le changement des mentalités ? J. B. : L’économie nouvelle se caractérise moins par les technologies que par l’ouverture à la concurrence du monde entier. On changera plus souvent d’entreprise et même de métier, ce qui créera une instabilité dans la vie personnelle, que tout le monde ne supporte pas aisément. C’est bien la peur de l’instabilité dans le monde de l’entreprise qui explique que deux jeunes sur trois, en France, expriment le désir d’entrer dans la fonction publique. La société est spontanément « sécuritaire » : sécurité dans la rue mais aussi dans le travail. La formation doit tenir compte de cette évolution. Il ne suffit plus de former à des qualifications techniques ; il faut favoriser l’acquisition de compétences sociales (travail en équipe, contact avec la clientèle, aptitude au changement). Il ne suffit plus de se former à l’école. Il faut aussi le faire pendant toute sa vie professionnelle. L’entreprise doit s’organiser en conséquence : le contrat de travail doit devenir un contrat de travail et de formation, ce que nous avons appelé dans notre rapport du Plan un « contrat d’activité ». Le travail est-il toujours considéré comme une servitude ? Comment en faire l’une des plus hautes formes d’expression, une liberté créatrice ? J. B. : Le travail sera toujours vécu à la fois comme une servitude, une occasion de s’exprimer et un moyen d’acquérir un revenu disponible pour organiser sa vie ailleurs. Dans la mesure où les pays riches peuvent fournir des revenus à des gens qui ne travaillent pas ou plus, il y a là incontestablement une des explications au changement d’attitude vis-à-vis du travail. Mais pour chaque personne, à chaque étape de sa vie, dans chaque phase de la conjoncture, le dosage entre les divers aspects du travail est différent. Doit-on tendre vers moins de travail ou travailler mieux ? J. B. : Avant le milieu du siècle, on travaillera moins de trente heures par semaine, mais on travaillera jusqu’à soixante-dix ans. Le vieillissement de la population et l’état de santé des sexagénaires permettront de combiner le travail à temps partiel avec la retraite à taux partiel. De même que l’on introduit davantage de temps de loisir (les 35 heures) dans le temps de travail, on introduira du temps de travail dans le temps de retraite. Ce dont nous devons nous défaire, c’est du schéma mental qui divise la vie en trois périodes étanches : l’école, le travail et la retraite. Désormais, il faudra introduire du travail à l’école (l’apprentissage), de l’école dans le travail (la formation tout au long de la vie) et du travail dans la retraite.

Propos reccueillis par Jean Wattin-Augouard

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