Bulletins de l'Ilec

Un lien social nécessaire mais non suffisant - Numéro 345

01/07/2003

Entretien avec Dominique Méda (philosophe, auteur du « Travail, une valeur en voie de disparition », Champs-Flammarion, 1998, responsable de la Mission animation de la recherche à la Dares, Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques.

Comment a évolué le concept de travail et comment a-t-il acquis la place que nous lui accordons aujourd’hui ? Dominique Méda : À travers les textes philosophiques, politiques, économiques, il apparaît qu’avant le XVIIIe siècle on ne peut pas dire « le » travail. Le terme n’a pas trouvé son unité, il ne renvoie pas à un ensemble d’activités homogènes et dotées de caractéristiques communes. Avant le XVIIIe siècle, on a affaire à des activités aux logiques irréductiblement diverses. Plus généralement règne une sorte de mépris de l’ici-bas, une survalorisation de l’au-delà, un refus d’aménager méthodiquement la terre qui explique qu’il n’y a pas encore une catégorie homogène qui rassemblerait l’ensemble des activités d’organisation rationnelle du monde de manière abstraite. Le terme le plus proche de ce que sera notre concept moderne de travail, c’est le ponos, la servitude, la dépendance, les tâches matérielles. Le XVIIIe siècle, notamment avec Adam Smith, est celui de l’invention du travail, le moment où l’on peut dire « le » travail. Mais le travail est inventé comme abstrait, détachable, sécable. Son essence, c’est le temps. Il s’invente comme facteur de production. Mais il n’est pas une idée large, un concept riche et étendu sur lequel on aurait opéré une découpe qui serait le travail salarié, marchand, abstrait. Par ailleurs, le travail est toujours synonyme de souffrance, de peine, de sacrifice. Marx se moquera de Smith pour cela. Voilà la première dimension du travail : le travail est un facteur de production, c’est ce qui produit de la richesse. À cette dimension, le début du XIXe siècle en ajoute une autre : le travail devient liberté créatrice et puissance de transformation du monde. Il est l’essence de l’homme, son pouvoir créateur et transformant. Hegel est le grand représentant de cette pensée : l’Esprit est en mouvement, l’histoire est celle d’un perpétuel approfondissement de soi, et cet approfondissement s’appelle Bildung, transformation, mise au dehors de soi de ses potentialités. Cette mise en valeur du monde, cette expression de soi, peuvent prendre chez Hegel des formes très diverses (la science, la religion, la politique, l’art…). Chez Marx, il n’y a plus qu’une manière de mettre le monde en valeur et une seule activité vraiment humaine : le travail. Le travail est la forme suprême d’expression de soi et figure aussi au centre de la société d’interexpression révêe par Marx : lorsque le travail ne sera plus aliéné et que nous produirons de manière libre, nous n’aurons plus besoin du médium de l’argent, les biens ou les services que nous produirons nous dévoilerons les uns aux autres tels qu’en nous-mêmes : la production et par conséquent le travail sont rêvés comme le lieu central où s’opère l’alchimie du lien social, dans une philosophie de l’interexpression et de la reconnaissance. Marx fait encore la différence entre travail aliéné et travail libéré, mais à la fin du XIXe siècle, les socio-démocrates récupèrent l’héritage socialiste sur le travail, qui considère celui-ci comme la valeur centrale, mais ils n’y mettent plus les conditions de Marx, c’est-à-dire la libération du travail, la suppression du salariat. Ils reprennent l’idée que le travail est une puissance de transformation du monde, une liberté créatrice, sans qu’il soit besoin de le désaliener. Au contraire, ils vont stabiliser, affermir le lien salarial, en asseyant sur lui l’ensemble des droits (du travail, de la protection sociale…) : le travail devient important parce qu’il procure du pouvoir d’achat et des droits. Quelle est votre définition de l’idée moderne de travail ? Celui-ci est-il la seule manière de mettre le monde en valeur ? D. M. : Les trois dimensions du travail sont contradictoires : le travail naît comme « toute activité (peine, souffrance) qui produit de la richesse », sa définition est fonctionnelle ; il est en même temps essence de l’homme, pouvoir de transformation et d’expression de l’homme, et aussi système de distribution de droits, de revenus et de protections. Ma thèse est que nous avons considérablement chargé la barque du travail : nous attendons tout de lui, un revenu, une fonction sociale, des droits, de l’épanouissement. On se demande comment un seul type d’activité pourrait remplir toutes ses fonctions, et on comprend en même temps comment son manque peut constituer une tragédie. Le travail est devenu la norme. Nous n’imaginons plus la mise en valeur du monde, de nos potentialités, de la civilisation, que sous la forme du travail. Il est censé tenir tous les rôles. Il est aussi le seul à être de fait « reconnu », à tel point qu’on a du mal à rappeler qu’il existe d’autres activités également importantes, essentielles pour le développement de la société et également très consommatrices de temps : les soins prodigués (care, Zorg) aux enfants, aux parents, aux amis ; les activités personnelles, les activités politiques, les activités sociales. La survalorisation du travail nous a fait oublier qu’il existe d’autres manières de mettre le monde en valeur et surtout qu’une société, pour se développer, a besoin d’autre chose que de la production de biens et de services. : c’est très important, mais cela ne peut être le tout, le but d’une société. Ce serait plutôt un moyen. On comprend mieux cet oubli si l’on se rappelle les postulats centraux de Smith ou de Marx : le travail est la source de toute richesse. Autrement dit, il n’y a de richesse que « fabriquée » par le travail, il n’y a pas d’autre activité produisant de la richesse. C’est compter pour zéro toutes les autres. Et c’est bien le cas, le PIB, notre indicateur de richesse, ne comptabilise que la production de biens et de services. Voilà pourquoi je me suis interrogée sur le concept de richesse, trop étriqué, qui ignore le patrimoine collectif (le capital physique, naturel, humain, culturel, social) dans lequel nous puisons pour assurer notre production, qui ignore une énorme partie des activités humaines, des énergies, et des temps sociaux et individuels. Pourquoi la juxtaposition des trois dimensions du travail (facteur de production, essence de l’homme et système de distribution de revenus, de droits et de protections) pose-t-elle problème ? D. M. : La question est de savoir si le travail est capable d’assurer l’ensemble de ces fonctions, ou s’il ne s’agit que d’une illusion. Illusion qu’ont tenté de dénoncer certains courants critiques depuis une cinquantaine d’années, pointant le risque de voir nos sociétés devenir exclusivement fondées sur le travail, de ne penser tout rapport au monde, à soi et aux autres que sous la forme du travail. Le risque est que la mise en valeur du monde et le développement humain se réduisent à la production. Or le travail et la production ne peuvent pas être les seuls lieux d’expression de soi, de participation à la décision politique, ni épuiser l’ensemble des relations que les individus nouent entre eux, ni leurs actions. À côté de la production fait partie de la vie individuelle et sociale – et du bien-être individuel et social – ce qu’Habermas appelle l’interaction : les relations et les actions dans la sphère amoureuse, amicale, familiale, celles qui visent à participer à la détermination des conditions de vie commune, à se développer librement, à éduquer... dont les finalités doivent se démarquer des logiques productivistes. Il me semble nécessaire de préférer à une philosophie du travail (toujours pensée selon la centralité du travail) une philosophie de l’activité, d’un activité humaine considérée comme un genre qui admet des espèces différentes : le travail, qui permet de participer à la production rémunérée de biens et de services, d’avoir une place dans la société, d’obtenir un certain type d’utilité et de reconnaissance sociale ; l’activité politique, qui permet de participer à la discussion, à l’élection, au débat, au choix des conditions de vie communes ; l’activité amicale, parentale, familiale ; les activités personnelles visant à se former ou à se développer librement..., l’idéal étant de garantir à chacun l’accès à toutes ces activités. Un tel raisonnement ne vise en rien à la disparition du travail. Il se situe du côté du souhaitable, pour s’interroger sur les fins de la société, en concevant celles-ci comme plurielles et en préférant au seul objectif d’augmentation de la production celui de développement ou de civilisation, et en déduisant, plutôt que la centralité du travail ou de la production, un développement équilibré des activités nécessaires au bien-être individuel et social (notamment par la prise en considération, en plus du PIB, d’indicateurs tels que ceux présentés dans la série des Rapports sur le développement humain du PNUD), ainsi que la nécessité de règles permettant d’organiser cette coexistence, la poursuite par les individus de cette pluralité d’objectifs. Circonscrire la place du travail, revoir les investissements temporels déséquilibrés que consacrent aujourd’hui les hommes et les femmes au travail, à l’éducation, aux soins, aux tâches domestiques, aux activités sociales et aux loisirs, est aussi la meilleure façon de rendre le travail plus humain, le rapport au travail des différentes catégories sociales moins hétérogène et la société, finalement, plus riche. Est-il possible de concevoir la fin des sociétés fondées sur le travail ? D. M. : Nous n’en sommes pas là. Il n’est pas question de vouloir la fin des sociétés fondées sur le travail mais de permettre à leurs membres d’équilibrer leurs investissements temporels entre les activités qui les requièrent. Il s’agit de mieux intégrer le travail dans la vie : d’abord de faire en sorte que chacun ait un travail, car le travail reste la clé de l’insertion sociale, ensuite faire en sorte que tous, hommes et femmes, participent à la production rémunérée de biens et de services. Nous devons réfléchir à la place qu’occupe le travail dans la vie des personnes, au quotidien et tout au long de la vie, et à ses conditions concrètes. Si certainss ne veulent plus ou ne se sentent plus capables de travailler après cinquante-cinq ans, c’est que le travail est devenu pour eux insupportable. Il faut le rendre supportable – « durable » ou « soutenable », disent maintenant les pays du Nord – tout au long de la vie, en aménageant les conditions et le temps de travail, notamment en seconde partie de carrière. Je pense qu’il faut réduire le temps de travail autour d’une norme de 32 ou 35 heures à temps plein, seule solution permettant aux femmes de s’investir dans la vie professionnelle autant que les hommes, donc d’obtenir les moyens de leur autonomie. Les Français sont, parmi les Européens, ceux qui affirment manquer le plus de temps, alors que la France est le pays où la durée légale de travail est une des plus faibles… D. M. : Il y a plusieurs explications. D’abord, à bien regarder les chiffres, notamment l’enquête emploi du temps de l’Insee (1999), on s’aperçoit que ce sont la montée du chômage, la progression du temps partiel, la diminution de l’activité des jeunes et des plus âgés qui ont contribué, depuis vingt-cinq ans, à la baisse globale du temps de travail. Mais entre 1986 et 1999, la durée hebdomadaire de travail des actifs occupés à temps plein a augmenté de plus d’une heure, pour atteindre 42 heures 36, après une baisse de trois heures entre 1974 et 1986. Parallèlement, si la durée des loisirs a augmenté, c’est principalement chez les sans-diplôme ou chez les détenteurs du seul certificat d’études primaires, et parmi les titulaires de bas revenus, le temps libre progressant beaucoup plus lentement dans les strates supérieures. Et c’est d’abord par l’extension du chômage qu’ont progressé les loisirs des classes populaires : les chômeurs disposent en moyenne de presque deux fois plus de temps libre que les actifs détenteurs d’un emploi. Ensuite, et c’est très important, en France une seule classe d’âges travaille : l’activité pèse sur les personnes entre vingt-cinq et cinquante ans en moyenne. Troisièmement, le travail s’est intensifié et ses rythmes sont devenus plus irréguliers. Enfin, les personnes qui se plaignent le plus de manquer de temps sont les salariés parents de jeunes enfants, et dans cette situation les femmes plus encore que les hommes, parce qu’elles ajoutent à leur temps professionnel un temps domestique et parental mal réparti (elles assurent 80 % des tâches domestiques et environ les deux tiers des tâches parentales). Le plein emploi est-il une utopie ? D. M. : Ce n’est pas une utopie. Notre exigence partagée devrait être un plein emploi de qualité : c’est-à-dire un emploi qui donne un salaire et une protection sociale convenables, dont les conditions concrètes sont normales (bruit, charge, stress…) et qui est bien intégré dans le reste de la vie (horaires). La RTT n’a-t-elle pas mis en lumière un besoin de plus grande harmonie entre vie professionnelle et vie familiale, et n’a-t-elle pas également contribué à une dévalorisation de la notion de travail ? D. M. : Bien sûr, et elle a rendu légitimes des préoccupations dont les hommes, notamment, n’osaient pas se prévaloir. Les études font presque toutes apparaître une plainte relative à la charge de travail et une satisfaction quant à la vie hors travail, en moyenne au moins. L’enquête RTT et modes de vie, par exemple, indique que 60 % des gens considèrent que leur vie quotidienne – au travail et en dehors – s’est améliorée depuis la RTT, et que 13 % seulement estiment qu’elle s’est dégradée. Sur les seules conditions de travail, les avis sont plus contrastés : un petit quart considèrent que les conditions de travail se sont améliorées, et un gros quart qu’elles se sont dégradées. Un tiers des salariés se disent plus stressés. Un sur deux indique que la polyvalence s’est développée. Pourquoi préconisez-vous de « désenchanter » le travail ? Quels sont les autres moyens de distribution du revenu ? D. M. : Si nous voulons aller dans le sens d’une meilleure répartition de l’emploi et à une société permettant à tous d’accéder à une activité productive rémunérée mais aussi de disposer d’un temps parental et politique de qualité, on doit en passer par une certaine remise en cause du travail, de l’illusion que le travail pourrait tout nous apporter du point de vue individuel et collectif. C’est ce que je voulais signifier en utilisant ce terme de « désenchantement ». Bien des hommes ont besoin d’un tel désenchantement pour s’occuper correctement de leurs enfants, ce qui serait bon pour eux-mêmes, pour les enfants et pour les femmes… Mais il n’est pas question, selon moi, d’inventer des systèmes de distribution du revenu sans travail, ou des allocations universelles. Ce seraient des dispositifs certes généreux, mais trop dangereux, susceptibles de « ghettoiser » des pans entiers de la population. Je reste une indéfectible adepte du « travailler tous et travailler moins ».

Propos reccueillis par Jean Wattin-Augouard

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