Bulletins de l'Ilec

Autonomie ou vie bricolée ? - Numéro 345

01/07/2003

Entretien avec Michel Hannoun, directeur des études, Servier Monde.

Le dictionnaire définit le travail d’abord par le tourment et la souffrance. Comment expliquer que l’idée de création soit secondaire ? La société de service ne propose-t-elle pas des métiers plus valorisants que la société industrielle ? Michel Hannoun : Au commencement de la vie, quand la femme met un enfant au monde, on parle, selon l’expression consacrée, de « travail ». Au reste, la tradition judéo-chrétienne n’enseigne-t-elle pas : « Tu enfanteras dans la douleur », « Tu travailleras dans la douleur » ? Le travail, c’est donc la vie, mais c’est aussi la peine. Le concept de travail a évolué pour plusieurs raisons. Depuis quelques années, c’est plus par rapport à l’absence de travail, au chômage, que l’on se positionne. La crise économique, les faillites d’entreprises, transforment le concept de travail, qui de valeur sûre devient fragile. L’être humain n’est plus assuré d’avoir un travail durant toute sa vie. Autre facteur de changement : le travail, qui jadis singularisait les classes dites laborieuses qui devaient travailler pour vivre quand d’autres vivaient de leur rente, est progressivement devenu le lot de tous. Le travail était la revendication centrale autour de laquelle s’organisait l’ensemble de la société. Le marxisme et les organisations syndicales ont placé le travail au cœur de leur action pour l’organiser, le reconnaître et en faire l’origine des richesses futures. Aujourd’hui, nous vivons un paradoxe : ce n’est plus la classe « laborieuse » qui considère le plus le travail, sa durée, sa place en tant qu’élément structurant de la vie, mais les chefs d’entreprise qui craignent que le travail ne « foute le camp ». Les transformations du cycle de vie n’ont-elle pas une incidence sur la place du travail ? M. H. : De fait, le regard sociétal peut différer du regard biologique. Le poids du travail dans les comportements culturels des pays industrialisés reste déterminant : quand deux personnes se rencontrent, elles s’échangent leurs cartes de visite. Elles se définissent d’abord par leur fonction et leur raison sociale. Ce n’est pas le cas en Asie, où la question n’est pas « Que faites-vous ? », mais « Qui êtes-vous ? » ; la personne prime le travail en tant qu’identité sociale. Avec le regard biologique, on constate que les rythmes de vie ont changé. Sur une vie moyenne de soixante-quinze ans, l’individu dort vingt-trois ans, et le temps de travail professionnel ne représente plus que sept ans de vie, pas plus que le temps passé dans les transports ! Une société entièrement organisée autour de moins de 10 % de temps de vie ne peut pas continuer à fonctionner selon les critères de la société industrielle traditionnelle. Cependant, si la place du travail dans la société change, il n’en demeure pas moins une contrainte et une obligation. Le travail est-il encore considéré comme un devoir vis-à-vis de la collectivité et un lieu de sociabilité ? M. H. : Toutes les enquêtes montrent que l’individu se réalise de moins en moins par et dans son travail. On constate une évolution du concept et de la place du travail dans la vie de chacun, mais aussi à l’intérieur de l’entreprise et plus généralement de la société. On est passé d’une France rurale où le travail était au centre de la vie, au rythme du soleil, à une société industrielle qui a remplacé l’homme par la machine, diminuant d’autant la part du travail structuré. Il reste que le travail était vécu comme un élément d’identification et de fusion avec l’entreprise, qui apportait l’ensemble des réponses sociales en fournissant le logement, la protection sociale et même les divertissements. Le transfert de l’organisation de la solidarité, de l’entreprise à l’État et à la collectivité, a modifié l’image de l’entreprise. Elle n’est plus dans le cœur des salariés l’élément nourricier ; elle s’est désincarnée. Parallèlement, la structure qui organisait le travail a évolué, d’une société où le travail était clairement réparti à travers une production mesurable et des normes établies, à une société où l’imaginaire, de par la privation de travail, les gens en situation de dépendance adoptent souvent un comportement de mercenaires. Quand les salariés ne sont plus réellement associés aux fruits du résultat, et quand le patriotisme d’entreprise s’étiole, il n’y a plus de communauté de destin. L’évolution du concept de travail est-elle liée à un phénomène de génération ? Aujourd’hui, les jeunes ne veulent plus « perdre leur vie pour la gagner ». M. H. : Avec l’accès plus massif aux études longues, la société a retardé l’entrée des jeunes dans le travail, en tant qu’accession à la majorité et à l’autonomie économiques, alors que la majorité « biologique », elle, a été avancée, sur fond de libération des mœurs. L’obligation sociale de devenir autonome grâce au travail, d’entrer plus tôt dans le monde du travail actif, a disparu. Ou en tout cas, elle a moins de sens aujourd’hui. Il ne faut pas s’étonner si, pour les jeunes, le travail n’a plus la même place : ils peuvent vivre un certain moment sans activité professionnelle, sans activité salariée, qui n’est plus le préalable à l’organisation de leur vie. Parallèlement, la société ne leur propose pas un travail correspondant à leur formation, ni de perspectives d’avenir : ils « bricolent », longtemps, dans des petits boulots mais aussi dans leur vie. N’ayant pas de ressources régulières, ils ne peuvent s’installer : les garçons restent en moyenne chez leurs parents jusqu’à vingt-trois ans en France, vingt-sept en Espagne et trente en Italie ! Quelles sont les conséquences ? M. H. : La création de la cellule familiale est elle aussi bricolée. C’est ce qui explique le retard du mariage ou de l’arrivée du premier enfant… Dans l’esprit des jeunes générations, ce bricolage est une adaptation permanente. C’est la « do it yourself generation.com ». Chacun est soucieux de liberté et d’indépendance. En même temps, les jeunes fonctionnent à l’affect. Ils ont une horreur viscérale de tout ce qui peut ressembler à de la manipulation, dont pour eux les grandes structures sont le meilleur exemple. Animés par une méfiance instinctive, ils font leur marché parmi les idées selon une logique de zapping. Tant que ces attitudes portent sur des produits, les dommages sont limités. En revanche, quand elles portent sur des engagements ou des systèmes de valeurs, c’est tout l’univers des générations précédentes qui est menacé. Comment redonner un sens au travail ? M. H. : Il est vrai que les entreprises ont souvent du mal à prendre en compte ces nouvelles attitudes, d’autant plus qu’elles répondent à des logiques individuelles, différenciées et non collectives. Il s’agit désormais moins d’édifier des collectifs protecteurs que de donner à chaque individu les moyens de vivre au mieux ce à quoi il est confronté. Car dans le travail moderne, on est bien plus personnellement investi. Ce ne sont plus les cadences qui sont vécues comme l’exploitation des travailleurs, mais la pression psychologique. Il faut arrêter de parler de la « fin du travail » et penser le travail comme formateur pour l’individu et constitutif de l’efficacité économique.

Propos reccueillis par Jean Wattin-Augouard

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