Bulletins de l'Ilec

La voie étroite du politique - Numéro 369

01/02/2006

Entretien avec Christian Babusiaux, ancien président du Conseil national de l’alimentation et de l’Institut national de la consommation

Quels sont les facteurs qui conditionnent la dépense et les choix alimentaires des Français ? Christian Babusiaux : La commodité des produits est certainement un des critères déterminants. La brièveté de la journée de travail, qui pousse à une journée quasi continue, l’urbanisation, qui exclut le retour au domicile pour le repas de midi, la gestion de la préparation des repas pour gagner du temps libre, tout va dans ce sens. Cependant, pour de larges catégories de la population, aux prises avec une forte contrainte de pouvoir d’achat, le facteur prix est prépondérant. Les inégalités sociales devant l’assiette sont-elles en train de s’accentuer ? C. B. : Des années 1960 au début des années 1990, la tendance a été à la réduction des inégalités sociales grâce à la baisse générale des prix alimentaires et à l’augmentation du pouvoir d’achat. Aujourd’hui, le problème se pose à nouveau, avec plus d’acuité. Ce constat peut paraître paradoxal, compte tenu de l’ampleur des mécanismes de redistribution des revenus dans notre pays, de la stagnation voire de la baisse de nombreux prix agricoles, et du développement de commerces maxidiscomptes qui proposent des prix très bas. L’inégalité sociale se développe devant l’assiette, comme d’ailleurs dans l’ensemble de la société, en raison de l’importance du chômage et de la plus grande précarité dans des couches plus nombreuses de la population. On estime que deux millions de Français ne peuvent se nourrir de manière équilibrée, et que cinq millions font face à des contraintes alimentaires dues à leur faible pouvoir d’achat. Les aliments les moins chers sont-ils tous conformes aux principes nutritionnels ? C. B. : Les aliments les moins chers sont souvent riches en graisses, en sucres, et pauvres en fibres. L’équilibre ne peut être obtenu que par la consommation d’autres produits. Le problème n’est donc pas la consommation de produits très bon marché, mais l’impossibilité de diversifier son alimentation. Peut-on craindre une uniformisation des choix alimentaires ? C. B. : Les cultures nationales demeurent fortes en matière d’alimentation. Deux types de facteurs peuvent toutefois conduire à plus d’uniformité. Les premiers relèvent de la sphère économique, notamment la libéralisation des échanges, la rapidité croissante des transports, la mondialisation des entreprises et la communication globale des grandes marques alimentaires. Mais tout aussi importants sont les facteurs sociologiques tels que le brassage des populations, qui s’accompagne d’une évolution de l’offre alimentaire vers des goûts transnationaux. Dans le même ordre sociologique, la transmission des savoirs culinaires et des comportements alimentaires est moindre qu’autrefois entre les générations. Ces évolutions majeures expliquent qu’il y ait apparition de phénomènes alimentaires mondiaux comme l’obésité. Quelles actions les pouvoirs publics doivent-ils engager en matière de nutrition ? C. B. : L’Etat doit être modeste, car il a peu de moyens pour agir. Ainsi, la proposition de subventionner la consommation ou la production de fruits et de légumes, d’une manière suffisante pour modifier les habitudes de consommation, n’est pas réaliste, car elle nécessiterait des dépenses publiques de plusieurs milliards d’euros. D’ailleurs, ce gain de solvabilité de la demande risquerait d’être partiellement annulé par une montée des prix. L’Etat doit donc centrer son action sur ce qui est essentiel et là où il peut agir. Le Programme national nutrition santé (PNNS), lancé en 2001, fut une excellente initiative. Il a permis de sensibiliser l’opinion, les producteurs et les professionnels de santé. Mais les résultats n’ont pas été à la hauteur des enjeux, comme l’attestent, entre autres, la montée de l’obésité, particulièrement celle des enfants, et la baisse de la consommation de fruits et de légumes. Un nouveau programme devrait cibler davantage la lutte contre l’obésité des enfants. L’enjeu est en effet essentiel pour l’avenir. Et c’est un domaine où l’on peut miser sur la responsabilité des parents, sur la mobilisation des professionnels de santé, puisque la plupart des enfants voient souvent le médecin, sur le rôle des assistantes maternelles et des crèches. L’autre sujet majeur est l’alimentation des plus défavorisés. L’état a enfin une responsabilité en matière d’étiquetage des produits, puisque celui-ci relève du domaine législatif et réglementaire. Pour bien agir, encore faut-il que l’Etat s’organise. Les réformes engagées depuis quelques années ont créé de manière judicieuse des nouveaux organismes, comme l’Afssa ou l’Institut de veille sanitaire, mais sans que les structures préexistantes aient été modifiées ou simplifiées. Il en résulte un éclatement tel qu’il explique l’absence, sur des points majeurs, de véritable politique de l’alimentation. Alors que la déstructuration des pratiques alimentaires affecte surtout les plus jeunes, les moyens de la restauration scolaire (composition des menus, mais aussi cadre des repas, temps imparti…) sont-ils à la hauteur des enjeux ? C. B. : Les moyens ne sont pas à la hauteur des enjeux, alors qu’un grand nombre d’enfants fréquente la restauration scolaire, et que, dans le même temps, l’obésité croît. La décentralisation de la restauration scolaire a été menée sans précaution, ni accompagnement. Les collectivités locales qui ont recruté des diététiciens sont encore minoritaires. La graduation des tarifs des cantines en fonction du revenu des familles est très inégale, selon les communes et les départements. Ces questions devraient être des sujets de concertation majeurs entre l’Etat et les collectivités locales. Les bonnes pratiques en matière de communication nutritionnelle doivent-elles être volontaires et collectives, volontaires et individuelles, ou obligatoires et collectives ? C. B : Les bonnes pratiques sont surtout volontaires et individuelles, mais cela n’exclut pas une part d’action collective. La nécessité s’impose d’assurer une meilleure cohérence des communications collectives, celles des offices agricoles, des interprofessions et des professions elles-mêmes. Il y a place, parallèlement, pour une communication publique et pour une organisation, par l’Etat, de la communication collective. Reste que, en ce domaine, l’Etat est mal armé, car l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) est par nature centré sur les aspects purement sanitaires, alors que donner le goût des aliments et d’une alimentation équilibrés est aussi important. Dans tous ces domaines, l’action collective et l’action individuelle sont les plus performantes. L’Etat peut contribuer, par la concertation, à ce que ces actions aillent dans le bon sens. Selon une étude mondiale d’AC Nielsen, les informations nutritionnelles mentionnées sur les emballages des produits alimentaires sont bien moins lues en France qu’ailleurs, et seulement 23 % des Français assurent comprendre ces données. Faut-il une norme européenne ? C. B. : Les informations nutritionnelles portées sur les emballages sont généralement difficiles à comprendre. Les termes utilisés sont trop techniques, hétérogènes selon les types de produits et les marques. Même s’il cherchait à le faire, il serait impossible pour le consommateur de totaliser les calories ou les vitamines consommées en une journée. L’information doit donc être davantage standardisée, afin d’être mieux comprise. Une norme internationale est certainement la voie préférable. Mais depuis douze ans, les discussions engagées au sein du Codex Alimentarius, qui fixe les normes mondiales, n’ont pas progressé. Quant à l’Europe, les possibilités de progresser sur ce sujet sont limitées. En retirant récemment soixante-trois projets de directives, la Commission a montré qu’elle entendait laisser jouer la subsidiarité dans de nombreux domaines. Une norme européenne est certainement souhaitable, mais le réalisme et l’urgence doivent également imposer d’agir, au moins provisoirement, sur le plan national. * Participant au colloque IFN 2005

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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