Bulletins de l'Ilec

Vingt ans de tergiversations sur l’économie de marché ! - Numéro 377

01/12/2006

Entretien avec Jean-Paul Charié, député du Loiret, porte-parole de la majorité sur l’ordonnance du 1er décembre 1986, auteur de plusieurs rapports parlementaires sur le droit de la concurrence

En quoi l’ordonnance de décembre 1986 vous semble-t-elle révolutionnaire ? Jean-Paul Charié : A l’issue des années d’après-guerre, qui se sont prolongées quarante ans, où tous les prix étaient fixés par l’Etat pour éviter l’inflation, après plus de vingt années de lutte aussi erronée qu’inefficace, commencée en 1973 avec la loi Royer, contre la taille des magasins et la nouvelle forme de distribution – le libre-service et le tout sous le même toit –, l’ordonnance du 1er décembre 1986 a voulu consacrer trois grands principes. Premier principe : la liberté des prix de vente et de revente, fixés par les fournisseurs et par les distributeurs. Ce fut une reconnaissance claire de la libre concurrence, seule capable, dans une économie de marché, de servir au mieux une société de progrès pour l’homme : en effet, le libre jeu d’une saine et loyale concurrence augmente le rapport qualité-prix des biens et des services, au profit des ménages et des consommateurs. Je me souviens des supplications de nombreux secteurs d’activité, de fédérations de métiers qui refusaient cette liberté, car il était plus confortable, pour des commerçants et des artisans, d’être obligés de pratiquer les mêmes prix. Les ventes et prestation, avec primes, les ventes et prestations liées, le refus de vente aux consommateurs, la revente d’un produit par un commerçant à un prix inférieur à son prix d’achat (revente à perte), ainsi que les prix imposés, furent en contrepartie interdits. Deuxième grand principe : les règles de non-discrimination tarifaire. Nous le savions, en ce domaine de liberté comme dans tous les autres, la liberté des uns s’arrête à celle des autres. Pour que les petits comme les grands bénéficient du droit à être concurrents, qu’ils puissent tous rester compétitifs sur le marché, animer la concurrence et ne pas être écrasés par les plus puissants financièrement, un minimum de règles touchant les pratiques commerciales était indispensable. L’article 36 de l’ordonnance interdit de traiter selon des modalités différentes (prix, rabais, ristournes, remises, délais de paiement…) des clients ou fournisseurs qui achètent ou vendent selon des modalités comparables (quantités, conditions de livraison, services rendus…). L’article 33 encadrait la coopération commerciale, pour éviter les abus dans le cadre de la dépendance économique. Enfin, dernier principe : les règles de saine concurrence. Avec la liberté des prix, il était plus que jamais indispensable de renforcer le rôle régulateur des mécanismes concurrentiels. Pour éviter que certains ne faussent le jeu du marché, des mesures réglementaires ont visé les ententes entravant la concurrence, l’abus de position dominante et l’abus de la situation de dépendance économique dans laquelle un acteur tient un partenaire. Le Conseil de la concurrence a été créé pour assurer l’effectivité de ces dispositions. Vingt ans après, quel bilan faites-vous de cette ordonnance ? J.-P. C. : Les résultats restent globalement décevants. Les grandes surfaces, hyper et supermarchés, se sont développées et enrichies en éliminant des pans entiers d’artisans et de petits commerces. Il y a vingt ans, les fournisseurs de l’agroalimentaire et de la droguerie passaient par sept cents grossistes pour distribuer leurs produits ; aujourd’hui, ils sont soumis au bon vouloir de cinq centrales d’achat qui couvrent plus de 97 % du marché national. La fausse coopération commerciale, l’exigence de remises, rabais et ristournes, en contradiction avec les règles de non-discrimination tarifaire, se sont développées. Les marges arrière dépassent en moyenne 35 % du prix tarif du fournisseur et atteignent 60 % dans une filière comme la charcuterie. Les clients déduisent ces factures de services de leurs règlements, immédiatement et directement, ainsi que des pénalités de retard, et leurs propres délais de paiement restent très longs, souvent à plus de quatre-vingt-dix jours. Soumis à des pressions du style « tu payes ou je te vire », obligés de payer de fausses factures de faux services, obligés de vendre coûte que coûte moins cher, soumis aux exigences, conditions d’achat et cahiers des charges de la grande distribution, des milliers de fournisseurs, pourtant compétents, ont déposé leur bilan ou ont été absorbés. Côté consommateurs, les biens vendus en France sont trop chers. Sur des milliers de produits, la concurrence par les prix n’existe plus entre distributeurs. La qualité des produits est souvent contestable. Les techniques de vente du libre-service et les 140 000 références d’un hypermarché abusent et désorientent les consommateurs plus qu’ils ne le servent. Quant à l’emploi, les discours vantent le potentiel des PME, mais aucune politique ne leur a réellement donné l’environnement administratif, réglementaire et financier dont elles ont besoin pour durer, se développer et se transmettre. Le résultat est que la France peine à lutter contre le chômage, n’arrive pas à susciter la confiance entrepreneuriale et la dynamique économique indispensables à la croissance. Les réformes engagées depuis 1986 sont-elles allées dans le bon sens ? J.-P. C. : Depuis 1986, le gouvernement et la Parlement, de droite ou de gauche, conscients de ces dérives, soucieux du non-respect des règles de la concurrence, ont modifié à chaque législature les articles de l’ordonnance de 1986. La dernière réforme a autorisé la prise en compte des marges arrière dans le calcul du seuil de revente à perte. Les prix aux consommateurs devaient baisser d’au moins 5 % . Le résultat est tout autre. Non seulement la pression des centrales d’achat et les marges arrière n’ont pas diminué, mais les prix n’ont pas baissé. La France serait-elle plus rétive à une concurrence libre et loyale que les autres pays européens ? J.-P. C. : C’est se demander d’où vient, malgré les discours et les rapports, l’incapacité de la France de faire régner une concurrence libre et loyale au profit de tous. De nombreux pays d’Europe y parviennent, développent autant leurs multinationales que leur tissu de PME, pourquoi pas la France ? Parce qu’en France, nous hésitons à regarder en face les réalités de l’économie. Entre le socialisme et le capitalisme, le modèle français ne fonctionne pas, car il n’a pas su choisir. D’un côté, la bureaucratie pour développer toujours plus de social, qui produit des rigidités incompatibles avec la compétition internationale, avec les nécessaires adaptations aux mutations du monde. De l’autre côté, le libéralisme qui répond aux évolutions du marché, source de mobilité, de variété et d’adaptation, mais qui est tenu de respecter des règles. Entre les deux, la France, au nom de sa culture des droits de l’homme, n’a pas clairement opté pour la culture de l’économie de marché. Que suggérez-vous pour sortir de l’ornière ? J.-P. C. : Que la France soit attachée à servir la dimension humaine est indispensable. Il est d’ailleurs urgent de redonner au capitalisme une troisième dimension, celle de l’homme, aux côtés de celle du client et de celle de l’actionnaire. Mais nous devons résolument adopter comme référentiel le modèle de l’économie de marché. La France se bat contre la taille des grandes surfaces, alors qu’il faut seulement sanctionner les pratiques anticoncurrentielles. La France interdit les ententes souhaitables entre PME, alors qu’il faut, au contraire, les encourager à ne plus être isolées. La France est obnubilée par l’indice des prix, jugé plus ou moins artificiel, alors qu’il suffirait de permettre à tous les acteurs, et pas seulement aux grandes entreprises, de pouvoir faire de la concurrence. La France promet toujours plus aux Français, cherche à réguler, au rebours de la dérégulation de l’Europe. La globalisation financière nous impose, si nous voulons simplement survivre face aux Etats-Unis et à l’Asie, de développer l’esprit d’entreprise et la combativité. Il est urgent de restaurer le bon sens et les règles d’une libre et loyale concurrence à dimension humaine. (1) Dont La Libre et Loyale Concurrence à dimension humaine en 1995, De la coopération à la domination commerciale en 2000, Pour une libre et loyale concurrence au profit des consommateurs en 2005.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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