Bulletins de l'Ilec

Régulation et information, le sésame - Numéro 377

01/12/2006

Entretien avec Christian Babusiaux, magistrat à la Cour des comptes, directeur général de la concurrence (DGCC puis DGCCRF) de 1984 à 1997

Quels sont les principaux apports de l’ordonnance Balladur du 1er décembre 1986 ? Christian Babusiaux : L’orientation fondamentale de l’ordonnance était de mettre fin à l’économie administrée et d’instituer une liberté régulée. Cette orientation demeure d’actualité. Elle répond aujourd’hui encore à une aspiration de la grande majorité des Français. Concrètement, les principaux apports ont été la fin définitive du contrôle des prix, avec l’abrogation des ordonnances de 1945 ; l’affirmation du principe de liberté de la concurrence ; son extension à toute activité, quelle qu’en soit la nature et qu’elle soit publique ou privée ; une institution pour veiller au respect de ces principes, le Conseil de la concurrence ; un droit concis, souple, adaptable à la diversité des secteurs et à l’évolution de l’économie. Il s’est agi d’une réforme économique de fond. Cette réforme a-t-elle permis de relancer la croissance et la compétitivité de l’économie française ? C. B. : L’ordonnance n’a pas été un acte isolé. Elle s’est inscrite dans un programme progressif, engagé en 1985, d’ouverture à la concurrence d’un ensemble croissant de secteurs, année après année. Vecteur de modernisation économique, parmi d’autres certes, elle n’a sans doute pas été étrangère à une croissance plus favorable que celle des pays voisins, et à l’amélioration de notre compétitivité, qui était l’objectif. Les prix libres ont-ils réellement moins augmenté que les prix encadrés ? C. B. : Contrairement aux tentatives antérieures de libération brusque des prix, qui avaient avorté, il y a eu, à partir de l’été 1984, une libération progressive des prix. Nous avons pu l’accélérer au début de 1985, quand l’inflation a reflué, à la suite du contre-choc pétrolier. Au second semestre 1986, les prix des services ont été progressivement libérés, moyennant des engagements moraux pour 1987. Soit deux ans et demi d’une libération en douceur, accompagnée d’une montée en puissance de la politique de concurrence. Une fois libres, les prix n’ont pas moins augmenté que lorsqu’ils étaient encadrés, mais ils ne se sont pas de nouveau emballés. Le contexte international et la politique interne avaient cassé l’inflation. La libération des prix avait réussi. La concurrence par les prix est-elle effective ? Quels sont les secteurs qui en bénéficient le plus, et ceux qui en souffrent ? C. B. : Dans la plupart des cas, elle est effective. Il y a des problèmes dans certains secteurs, ceux où l’ouverture à la concurrence est récente, ceux où il existe des contrats de très longue durée, ceux encore où les tarifs ne font pas l’objet d’une information du consommateur assez claire qui les lui rende comparables. On l’a vu pour la téléphonie mobile, on le voit encore pour la fourniture d’accès à Internet ou pour les tarifs d’assurance santé. Un élément fondamental de la concurrence, dans un univers où les tarifs sont plus complexes et plus mobiles, est une information suffisante des consommateurs. L’ordonnance de 1986 affirmait ce principe d’information. Outre l’action, en certains cas nécessaire, du Conseil de la concurrence ou des régulateurs sectoriels, il faut donner corps à ce principe d’information là où des problèmes se posent. Nous sommes-nous rapprochés, depuis vingt ans, des règles juridiques qui prévalent dans les autres pays européens ? C. B. : L’ordonnance de 1986 a permis de rattraper le pays qui était le plus en avance en matière de droit de la concurrence, l’Allemagne. Dans sa rédaction, nous avons veillé aussi à ce qu’elle soit la plus proche possible du traité européen en ce qui concerne les ententes et les abus de position dominante. Notre contrôle des concentrations est très proche de celui retenu à l’échelon communautaire en 1989 et de son adaptation récente. Hormis dans quelques secteurs, l’ouverture à la concurrence est aussi grande en France que chez nos voisins, et parfois plus réelle. Même s’il reste des sujets à traiter, le problème économique de fond de l’économie française, celui de sa compétitivité, ne tient plus à un retard dans le droit de la concurrence. Quelles ont été les principales évolutions du Conseil de la concurrence, créé par l’ordonnance ? C. B. : Une constatation préalable : cette institution nouvelle, le Conseil de la concurrence, a perduré ; la DGCCRF, que nous avions créée un an auparavant dans la perspective de la libération des prix et de l’engagement d’une politique de la concurrence, aussi ; le système de recours devant la cour d’appel de Paris également. L’ensemble de ce dispositif institutionnel s’est imposé. Ensuite, le Conseil a su s’adapter au traitement des abus de position dominante dans les secteurs en cours de démonopolisation. Le pouvoir de négociation qu’il a acquis en 2004 peut devenir important. En 2005-2006, une évolution très positive pour lui a été la résorption des retards dans le traitement des affaires. L’ordonnance de 1986 avait voulu un Conseil pouvant intervenir en temps réel, par ses avis et par des mesures conservatoires, décidant plus vite que ne le permettrait une procédure judiciaire. Conserver cet esprit est tout aussi important aujourd’hui. Va-t-on vers une généralisation des autorités de régulation et un renforcement de leur rôle ? C. B. : La création de régulateurs sectoriels était une nécessité pour les marchés qu’on ouvrait à la concurrence. Il faut toutefois éviter que le système de régulation devienne trop complexe. Avoir étendu la compétence de l’autorité de régulation des télécommunications à la poste, et celle de la commission de régulation de l’électricité au gaz, est une bonne chose. Plutôt qu’un foisonnement excessif, il faut organiser les relations entre autorités sectorielles, ce qu’on appelle l’interrégulation. Il faudra aussi réfléchir, dans certains secteurs, à ce que doit être la régulation dans un marché européen intégré : avoir vingt-cinq régulateurs, plus Bruxelles, sur un marché très internationalisé n’est pas un optimum à moyen terme, même si c’est inévitable à court terme. Plus globalement, il ne faut pas surréguler, car ce serait de nouveau réglementer. Il faut rester sur une ligne de crête : réguler quand c’est indispensable, parce que des pratiques abusives risqueraient d’entraver le dynamisme à terme d’un marché, mais seulement dans ce cas. Comment justifier la singularité française du droit des pratiques commerciales restrictives ? C. B. : Les quatre piliers majeurs du droit de la concurrence, le cœur de l’ordonnance de 1986, sont le contrôle des concentrations, la sanction des ententes et abus de position dominante anticoncurrentiels, l’interdiction faite tant aux pouvoirs publics qu’aux acteurs économiques d’imposer des prix, et le principe d’information, des consommateurs par l’affichage des prix et des opérateurs par l’obligation de facturer. Quant au droit des pratiques commerciales restrictives, la question est moins celle de sa justification que celle de savoir s’il est adapté ou non. L’ordonnance de 1986 représentait un équilibre, bâti sur un large consensus des entreprises. Il y a eu ensuite des dérives. Les remèdes, de la loi Galland à la loi Dutreil, n’ont pas été adaptés. La dernière loi est beaucoup trop complexe, peu réaliste par rapport aux pratiques concrètes, difficile à contrôler, trop pénale. Il faudra à l’évidence revenir sur le sujet. La loi elle-même le prévoit. Ce n’est d’ailleurs pas bon signe, car modifier trop fréquemment les textes n’est pas sain, mais ce sera nécessaire. Les pratiques anticoncurrentielles ont-elles eu tendance, depuis vingt ans, à se raréfier ? C. B. : L’évolution générale de l’économie, la concurrence internationale, l’évolution des mentalités aussi ont joué en ce sens. Dans la plupart des services à la personne ou des secteurs industriels, il y a certainement eu raréfaction ou moindre portée des pratiques anticoncurrentielles. C’est moins évident sur les marchés publics, ou dans les types de secteurs dont je parlais tout à l’heure [ouverture récente à la concurrence, contrats longs, information insuffisante du consommateur, NDLR], ou encore dans ceux où une entreprise a acquis par son avance technologique un avantage concurrentiel qu’elle cherche à préserver. Il reste donc un espace pour une politique de la concurrence.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard^

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