Bulletins de l'Ilec

Chronique d’une réforme - Numéro 377

01/12/2006

En dépit de leur codification aux articles L. 420-1 et suivants du Code de commerce en 2000, les anciens mentionnent encore les règles modernes du droit français de la concurrence par référence à l’ordonnance qui mit fin, il y a vingt ans, à la réglementation des prix et aligna la législation française sur celle des Communautés européennes1. Que reste-t-il d’un texte qui marqua une rupture avec un régime fondé sur l’intervention de l’État dans la vie des affaires ?

Le libre exercice de la concurrence est la conséquence logique du principe fondamental de la liberté du commerce et de l’industrie. La loi Le Chapelier le proclamait en 1791 : « A compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier, qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix, et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits ». Ce principe a été réaffirmé par la loi dite Royer du 27 décembre 1973.

Après la fin de la deuxième guerre mondiale, l’économie française a longtemps été soumise à un régime de contrôle des prix, issu de deux ordonnances du 30 juin 1945. L’abrogation de ces textes et des lois qui leur étaient postérieures, notamment celle du 19 juillet 1977, relative au contrôle de la concurrence économique, et à la répression des ententes illicites et abus de position dominante, par l’ordonnance de décembre 1986 a libéralisé le régime des prix.

Après quatre années d’application, l’ordonnance de 1986 a fait l’objet d’un rapport établi par la DGCCRF, portant sur « les pratiques tarifaires entre les entreprises en France », et destiné au Parlement, en application de l’article 12 de la loi du 31 décembre 1989 (dite loi Doubin). Dû à l’initiative de JeanPaul Charié, cet article faisait obligation au gouvernement de déposer sur le bureau des deux assemblées, avant la fin de 1990, un rapport « sur les pratiques tarifaires, les négociations et la coopération commerciale, la revente à perte, les accords industrie-commerce et l’application de l’ordonnance 86-1243 du 1er décembre 1986 ». Le Parlement demandait expressément que le rapport fasse apparaître « les forces, faiblesses et intérêts de chacune des catégories suivantes : producteurs, commerce traditionnel, artisanat, grossistes, grande distribution, nouvelles formes de commerce ». Il devait analyser « les sources de discrimination tarifaire et de nontransparence, les incidences sur la liberté d’entreprendre, et celles sur la fixation des prix grand public ». Les rapports prônant une modernisation des règles contenues dans l’ordonnance de 1986 se sont succédé, le dernier étant annoncé par le ministre du Commerce, Renaud Dutreil, pour le début de 2007, en vue de préparer une « grande loi sur le commerce après la présidentielle » Au-delà de la concurrence, le commerce en général, et les rapports entre fabricants et grande distribution en particulier, sont au cœur des réformes engagées depuis vingt ans.

L’interdiction des pratiques anticoncurrentielles

Le principe de la prohibition des ententes existait déjà à l’article 50 de l’ordonnance du 30 juin 1945. L’article 7 de l’ordonnance de 1986 l’a confirmé. Il est devenu l’article L. 420-1 du Code de commerce par la magie de la codification en 2000, et a été complété par la loi NRE du 15 mai 2001 pour étendre la prohibition aux hypothèses où une entente est mise en œuvre « par l’intermédiaire direct ou indirect d’une société du groupe implantée hors de France ».

L’ordonnance 2004-274 du 25 mars 2004 a complété le dispositif en instaurant une procédure accélérée pour l’examen contentieux des ententes par le Conseil de la concurrence.

En 1963, l’abus de position dominante était introduit à l’article 50 de l’ordonnance de 1945. L’article 8 de l’ordonnance de 1986 a repris ces dispositions, mais l’innovation la plus importante a été l’insertion, dans cet article, d’une nouvelle pratique anticoncurrentielle, l’abus de dépendance économique, autrefois simplement mentionné dans la liste des pratiques discriminatoires de l’article 37 de l’ordonnance de 1945. Reprise à l’article L. 420-2, al. 2, du Code de commerce, l’interdiction de l’« exploitation abusive… d’un état de dépendance économique dans lequel se trouve… une entreprise cliente ou fournisseur qui ne dispose pas de solution équivalente » a été précisée en 2001, par la loi NRE. Elle s’applique désormais « dès lors que [la pratique] est susceptible d’affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence ». La référence à une « solution équivalente » a été supprimée.

Enfin, la loi « Dutreil » du 2 août 2005 a inclus dans la liste des exemples potentiels d’abus de dépendance économique les accords de gamme, auparavant condamnés par le Conseil de la concurrence lorsqu’ils constituaient l’exploitation abusive d’une position dominante.

L’inventaire de la prohibition des pratiques anticoncurrentielles ne serait pas complet sans la mention des possibilités d’exemption, contenues à l’origine dans l’article 10 de l’ordonnance de 1986 : les ententes et abus de position dominante ou de dépendance économique ne tombent pas sous le coup de l’interdiction s’ils « résultent de l’application d’un texte législatif ou d’un texte réglementaire » ou s’ils « assurent le développement du progrès économique ». La loi NRE a prévu la possibilité d’exemptions par catégorie, à l’image du droit européen, lorsque les accords concernés « ont pour objet d’améliorer la gestion des entreprises moyennes ou petites ».

Plusieurs articles du Code rural font référence à ce texte. Son article L. 420-4 est applicable aux accords étendus conclus dans le cadre des organisations interprofessionnelles agricoles ou sylvicoles reconnues. De même, l’article L. 632-2 permet, sous certaines conditions, aux organisations interprofessionnelles spécifiques à un produit sous signe officiel d’identification d’adopter des accords restrictifs de concurrence. Deux décrets ont été adoptés en 1996 en application de l’article L. 420-4, II : l’un relatif aux accords entre producteurs bénéficiant de signes de qualité dans le domaine agricole, l’autre relatif aux accords entre producteurs agricoles ou entre producteurs agricoles et entreprises concernant des mesures d’adaptation à des situations de crise.

Enfin, la loi « Galland » du 1er juillet 1996 a introduit dans le droit de la concurrence français une pratique anticoncurrentielle distincte des ententes et des abus de domination : les prix abusivement bas.

Le contrôle des concentrations

Contrairement à ce que d’aucuns pourraient croire, le contrôle français des concentrations n’est pas né avec l’adoption de l’ordonnance de 1986. C’est la loi de 1977, modifiée en 1985, qui a confié à feu la Commission de la concurrence le droit de connaître des fusions. Cette instance s’est cependant montrée peu efficace. Elle ne s’est prononcée que huit fois en dix ans.

L’ordonnance de décembre 1986 a repris certaines dispositions, avec l’objectif d’un contrôle plus efficace. La loi NRE de 2001 et son décret d’application du 30 avril 2002 ont conservé les principes du régime instauré en 1986, tout en le modernisant sur plusieurs points :

– par l’instauration une procédure de contrôle systématique et plus lisible. La notification est devenue obligatoire et suspensive. Le corollaire a été la simplification des critères, la définition de la concentration étant alignée sur celle retenue en droit communautaire. Les seuils de contrôle se réfèrent désormais au chiffre d’affaires des entreprises, et non plus à leurs parts de marché ;

– par une procédure plus rapide pour les opérations qui ne soulèvent pas de difficultés sérieuses. Le délai d’examen a été réduit à cinq semaines, au lieu de deux mois ;

– par l’amélioration de la transparence. Chaque notification fait l’objet d’une information à destination du marché, sur le site de la DGCCRF, et toutes les décisions sont publiées au BOCCRF.

S’inspirant du droit communautaire, la loi NRE a imposé que deux conditions cumulatives en termes de chiffre d’affaires soient réunies pour qu’une opération de concentration tombe sous le coup du contrôle. A l’origine, les entreprises concernées devaient réaliser un chiffre d’affaires total mondial hors taxes supérieur à 7 milliards de francs, et au moins deux des entités concernées devaient comptabiliser un chiffre d’affaires total en France supérieur à 2 milliards. La loi NRE a ramené ces seuils à respectivement 150 millions et 15 millions d’euros. L’ordonnance de 2004 a relevé le dernier chiffre à 50 millions d’euros, afin de réduire de moitié le nombre d’opérations contrôlables.

L’encadrement des pratiques commerciales

La dépénalisation des pratiques discriminatoires, du refus de vente et des ventes subordonnées a été un axe essentiel de la réforme de 1986. L’ordonnance Balladur a renforcé les règles relatives à la transparence, aussi bien dans les relations entre professionnels et consommateurs que dans les relations entre professionnels, par exemple avec l’obligation de mentionner les rabais ou ristournes sur les factures et sur les conditions de vente.

Après dix ans d’application, il a paru nécessaire de réviser certaines dispositions du titre IV, relatif à la transparence et aux pratiques restrictives, afin de mettre un terme à des dysfonctionnements apparus notamment dans les relations entre producteurs et distributeurs. La loi Galland de 1996 a eu pour objectif d’assurer la loyauté et l’équilibre des relations commerciales. Elle y est en partie parvenue, en permettant l’éradication de la revente à perte. Mais un effet pervers s’est bientôt fait jour : le gonflement des marges arrière, par la coopération commerciale. Les âpres négociations entre industriels et commerçants ne portaient plus sur le prix de vente des marchandises, mais sur la rémunération de services spécifiques que le distributeur rend à son fournisseur.

Afin de mettre un terme aux pratiques commerciales abusives et de protéger les PME, la loi NRE a renforcé la réglementation et complété l’article L. 442-6 du Code de commerce, qui reprenait les dispositions de l’article 36 de l’ordonnance de 1986.

La loi du 2 août 2005 constitue une profonde réforme de la loi Galland sur ce point. Outre la mise en place d’une nouvelle instance consultative chargée de veiller à l’équilibre des relations entre producteurs, fournisseurs et revendeurs, la loi a redéfini et clarifié la notion de coopération commerciale. Elle a précisé la notion de seuil de revente à perte posée à l’article L. 442-2 du Code de commerce. Elle a encadré les accords de gamme et prohibé les accords imposés. Elle a affirmé la primauté des conditions générales de ventes dans la négociation commerciale (art. L. 441-6) et inséré dans le Code de commerce un article L. 441-7 qui encadre strictement la rémunération des services rendus par les distributeurs et définit la coopération commerciale.

Deux circulaires ont complété le dispositif en cours de route, la première en 2003, la seconde en 2005.

L’émergence d’une véritable autorité de contrôle

Les vingt ans de l’ordonnance sont également ceux du Conseil de la concurrence. Il a remplacé la Commission de la concurrence, créée en 1977, qui elle-même succédait à la Commission technique des ententes et des positions dominantes. L’ordonnance de 1986 a des élargi aux entreprises les possibilités de saisine. Elle a introduit le transfert du pouvoir de sanction du ministre au Conseil, assorti du contrôle du juge judiciaire, et une procédure garantissant mieux les droits des intéressés.

Depuis 1986, le Conseil a vu son champ d’action s’élargir et ses moyens se renforcer : la loi 92-1282 du 11 décembre 1992 l’ a habilité à appliquer les articles 81 à 83 du traité de Rome ; la loi Galland a élargi ses attributions contentieuses aux pratiques de prix abusivement bas. La loi NRE a renforcé l’efficacité de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, en introduisant en droit français des procédures de clémence et de transaction. La loi « de sécurité financière » du 1er août 2003 a intégré le contrôle des opérations de concentration bancaire dans le droit commun de la concurrence, en confiant au ministre et, lorsqu’il est saisi pour avis (article L. 430-5 III), au Conseil de la concurrence, le soin de traiter les problèmes de concurrence qui viendraient à se poser pour les opérations de concentration bancaire. L’ordonnance du 4 novembre 2004 a complété les pouvoirs décisionnels du Conseil et les a alignés sur ceux des autres autorités européennes de concurrence : le Conseil peut désormais accepter des engagements des entreprises, afin de remédier à des problèmes de concurrence, et leur infliger des astreintes, afin de les contraindre à respecter un engagement ou une injonction.

L’ordonnance du 1er décembre 1986 a consacré en France le principe de l’économie de marché et son corollaire, la libre concurrence. Ses modifications successives ont en revanche confirmé la tendance française à l’interventionnisme : les grandes réformes de 1996, 2001 et 2005 marquent la volonté des gouvernements de s’immiscer dans les relations commerciales et de les réglementer par la loi. Elles ont eu pour conséquence de transformer l’ordonnance, et maintenant le livre IV du Code de commerce, en un empilement de textes, adoptés au coup par coup, chacun destiné à remédier aux effets pervers du précédent. De même, la création du Conseil de la concurrence n’a pas ôté son pouvoir de décision finale au ministre de l’économie, en matière de contrôle des concentrations. Ainsi, la France se singularise parmi ses voisins européens, dont les législations se bornent à rappeler les principes de la régulation de la concurrence, en réservant au droit des contrats le règlement des litiges entre partenaires commerciaux.

Anne de Beaumont

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