Bulletins de l'Ilec

Non à la pensée unique à table ! - Numéro 378

01/02/2007

Entretien avec Jean-Paul Laplace, président de l’IFN

Vous avez réuni des experts pour débattre sur le thème du plaisir dans l’alimentation. Quelles raisons ont motivé ce choix, à l’heure du « nutritionnellement correct » ? Jean-Paul Laplace : Ces dernières années ont englué notre alimentation, et tout ce qu’elle comporte de spontanéité, de diversité, de joies et de cultures, dans une gangue d’inquiétude raisonneuse, brandissant la maladie et le respect d’une norme toujours plus restrictive comme des instruments de conversion au nutritionnellement correct. Il en est résulté une morosité aggravant l’angoisse des consommateurs, tellement inondés de messages plus ou moins scientifiques qu’ils oublient d’être à l’écoute de leur propre corps. C’est pour échapper à la morosité, sans nier le fait nutritionnel, que j’ai souhaité rééquilibrer l’information et mettre en valeur d’autres composantes essentielles de notre vie alimentaire. J’ai donc voulu que l’IFN fasse du plaisir le thème de son colloque 2006. Nous avons entendu les représentants de disciplines diverses(1). La convergence de leurs réponses conduit à conclure que le plaisir est une réalité biologique et psychologique qui nous est indispensable. Vous dites que « le plaisir peut-être un levier précieux pour redonner du sens et de la cohérence aux usages alimentaires de nos sociétés déboussolées ». Quels seraient les acteurs de ce levier ? J.-P. L. : Au-delà du plaisir biologique que procurent la satisfaction de la pulsion et la sensation de satiété, le fait de s’alimenter est l’occasion de multiples plaisirs, quand il intervient dans des conditions relativement codifiées par des usages socialement établis. Quel plaisir éprouve le citadin qui dévore un sandwich en se hâtant dans la rue tout en parlant dans son téléphone ? La bienséance devrait lui imposer de ne pas infliger à son interlocuteur des bruits de mastication. Un souci minimal de sa santé devrait l’inciter à s’asseoir, pour apprécier la saveur du pain et de sa garniture, en tirer une perception de réel rassasiement, plutôt qu’un poids sur l’estomac et l’impression de n’avoir pas mangé, faute d’y avoir prêté attention. L’apprentissage du temps retrouvé permet de redécouvrir les produits et les mets, toute la culture, le savoir-faire et parfois l’amour culinaire qui s’y attachent. L’envie de partager ces émotions appelle la convivialité, autour d’une saveur, un parfum, une évocation, l’appel à une mémoire trop longtemps occultée. L’éducation dans une tradition, l’apprentissage des usages de table, le respect des codes du groupe, la bienséance par respect de l’autre, trop souvent vus comme des contraintes socialisantes, sont des occasions de plaisir et une source de mieux-être. Leur découverte renforce le sens et la cohérence des usages alimentaires. Quelle responsabilité revient aux métiers de bouche ? Sont-ils, en dehors de la haute gastronomie, assez reconnus socialement ? J.-P. L. : Dans un monde où la cuisine domestique cède le pas devant la commodité et la rapidité d’emploi de produits déjà élaborés, où la cuisine collective fait face aux exigences du nombre, de l’hygiène et de la nutrition, les métiers de bouche portent effectivement une grande responsabilité. Il leur appartient d’entretenir le savoir culinaire, l’art de marier les saveurs et de présenter les plats. Et de nous séduire en toutes circonstances, y compris lorsqu’ils apportent leur compétence à la mise au point de plats cuisinés industriels. Ils ne sont pas seuls, les métiers des arts de la table ont également un rôle à jouer, car la beauté des objets contribue au plaisir partagé d’une table conviviale. Mais leur contribution au bien-être collectif est assurément très insuffisamment reconnue dans une société dominée par les dogmes du nutritionnellement correct. Comment la nutrition, longtemps considérée comme une « non-science », est-elle devenue une science, la nutrition médicale, entrée « dans notre quotidien, dites-vous, en semant le trouble » ? J.-P. L. : Toutes les disciplines connaissent des évolutions de leur notoriété. La nutrition est d’abord une grande fonction de l’organisme. C’est cette finalité qui a progressivement donné de la cohérence à différentes parties de la physiologie. Ainsi la physiologie de la digestion, la physiologie de l’ingestion et des comportements, la science des métabolismes, ont longtemps existé comme des disciplines quasi séparées. Progressivement, portée par l’endocrinologie et la neurobiologie, la connaissance des interrelations, régulations et influences réciproques qui unissent ces divers champs, a conduit à l’identité scientifique de la nutrition. D’abord qualifiée de non-science parce que présentée par ses détracteurs comme un agrégat pluridisciplinaire, cette connaissance globale a émergé sous l’identité de « sciences de la nutrition ». Parallèlement, au fil des trente dernières années, la nutrition est devenue omniprésente. Instrument d’amélioration de l’alimentation (l’IFN a été créé en 1974 à cette fin), elle est aussi devenue élément de notoriété, argument publicitaire, promesse (ou menace) de santé. Longtemps mésestimée par la médecine, elle a probablement changé de statut le jour où, lors d’un congrès mondial sur l’obésité, celle-ci a acquis le statut de maladie, qu’on allait pouvoir soigner avec la leptine, ce messager du tissu adipeux récemment découvert. L’illusion a été de courte durée pour la leptine, mais l’obésité devenue maladie allait pouvoir devenir « épidémie », en l’absence d’agent de contagion. Le drame est que les mauvais usages alimentaires et les désordres nutritionnels qui la caractérisent ne répondent pas à la logique d’une thérapeutique simpliste (« une cible, une molécule active »). L’approche médicale de la nutrition, marquée par sa confrontation à des pathologies installées, et familière d’un discours sur le risque et la norme, n’est pas adaptée au message paisible d’une saine alimentation. Son amplification médiatique, dans une société angoissée, ne peut qu’accroître le trouble. La loi sur l’obésité et son article 57 sur la publicité alimentaire vous semblent-ils de nature à faire reculer l’obésité ? J.-P. L. : Hélas non ! Je me suis déjà exprimé à maintes reprises, dans des éditoriaux ou des interventions publiques, sur ces questions. L’affaire remonte à l’article 29 de la loi n° 2004-806 du 9 août 2004, relative à la politique de santé publique, complétant le Code de la santé publique (livre premier, deuxième partie, titre II) par un chapitre III intitulé « Alimentation, publicité et promotion ». L’article L. 2133-1 du code dispose désormais que les messages publicitaires télévisés ou radiodiffusés en faveur de boissons avec ajout de sucres, sel ou édulcorants de synthèse, et de produits alimentaires manufacturés doivent contenir une information à caractère sanitaire. Les annonceurs peuvent déroger à cette obligation par le versement d’une contribution au profit de l’INPES (2), cette contribution étant égale à 1,5 % du montant des sommes payées par les annonceurs aux régies. Pudiquement appelée contribution, cette taxe, dont les modalités de recouvrement ont été précisées à l’occasion de la préparation d’une loi de finances, est de fait une amende, infligée à qui ne voudrait pas véhiculer les messages de la pensée nutritionnelle unique. D’un débat formé initialement autour des boissons sucrées et de la publicité télévisée, on en est venu à vouloir apposer le message sanitaire comme une marque d’infamie, sur tous les aliments jugés trop gras, trop sucrés ou trop salés, et en étendant le champ d’application aux publicités alimentaires de tous les médias, y compris Internet. La même obligation d’information s’impose à toute promotion, destinée au public, par voie d’imprimés et de publications périodiques. Cette évolution me navre. Il convient de ne pas confondre le fait de s’alimenter, fondamentalement utile et nécessaire, et celui de fumer, par exemple, qui est non nécessaire et relève de l’addiction. Soit le message apposé sur les aliments est ignoré, et il est inutile, soit il est pris au pied de la lettre par des consommateurs angoissés qui y trouvent matière à amplifier leur désarroi, et il est néfaste. Ce n’est pas avec de telles gesticulations réglementaires que l’on infléchira la progression de l’obésité. Mais ne s’agissait-il pas d’abord de financer l’INPES et de préserver le budget de la Sécurité sociale ? La « cacophonie diététique » que vous dénoncez ne fait-elle pas écho à la peur des consommateurs ? J.-P. L. : Nous avons connu diverses grandes peurs liées à des risques sanitaires, encore que le risque perçu l’ait bien souvent emporté sur le risque réel, compte tenu de la vigilance et de la compétence exercées par tous les acteurs. J’ose espérer que les consommateurs n’en sont pas au stade de la peur lorsqu’ils se préoccupent de la justesse nutritionnelle de leur alimentation, car cela serait grave. Il est vrai que certains ne savent plus s’alimenter, parce qu’ils n’ont aucun repère. Et que beaucoup ont du mal à assimiler d’innombrables messages parfois perçus comme contradictoires ou mal interprétés pour des raisons de vocabulaire. Malheureusement, ces consommateurs de bonne volonté, qui cherchent à comprendre, sont parfois abusés par des messages totalement erronés, dénués de fondement scientifique, propagés par des gourous autoproclamés dont la stratégie consiste à fabriquer des peurs et à les exploiter. Vous appelez de vos vœux un « bonheur alimentaire ». Peut-on conjuguer santé et plaisir ? J.-P. L. : Santé et plaisir sont de bons amis. Simplicité, diversité et frugalité pourraient être les trois grands principes du bonheur alimentaire. Les choses les plus simples recèlent de grands bonheurs, qu’il s’agisse d’odeurs et de saveurs pour des aliments, d’effort ou de jeu dans une activité physique. Point n’est besoin de choses compliquées ou coûteuses. La diversité bien utilisée permet de trouver dans l’alimentation toutes les ressources nécessaires à une bonne santé, et de varier les plaisirs dans toutes les catégories d’aliments. La frugalité permet d’user de tout un peu, c’est-à-dire de multiplier les plaisirs sans que jamais ils deviennent aversion ou nuisent à la santé. Quel sera le rôle de l’IFN dans la fondation qui sera créée avec l’Association nationale des industries alimentaires ? J.-P. L. : La fondation dont l’Ania et l’IFN sont les principaux promoteurs, avec l’appui d’un éminent scientifique de l’Inra, le Pr Leverve, a pour objectif de permettre à de l’argent privé de soutenir des programmes de recherche, d’éducation, de prévention, sélectionnés par un comité scientifique indépendant. Comme dans toutes les fondations, des entreprises apportent les ressources financières, mais elles ne peuvent orienter l’usage de leur apport à leur propre bénéfice. Le principe des fondations d’utilité publique permet, sous le contrôle de l’état, de découpler financement et action, au bénéfice de l’intérêt public. Cet état d’esprit est celui que l’IFN a toujours pratiqué, veillant jalousement à son indépendance et à la liberté de parole de ses scientifiques, pour garantir son rôle de plate-forme de débat neutre et ouverte. L’IFN apporte dans la construction de cette fondation une expérience de plus de trente ans, et surtout un irremplaçable crédit dans l’action et le discours dont les acteurs de la chaîne agro-alimentaire ne disposnt pas a priori dans l’opinion publique. L’IFN apporte par ailleurs la spécificité de sa méthode de travail, résolument orientée vers la prospective, parfois dérangeante mais toujours salutaire par les réflexions qu’elle suscite. Cette faculté de débattre librement, par groupes de travail et colloques, pour anticiper les évolutions de la société et de notre environnement, doit être préservée dans la fondation. NUTRITION POUR TOUS Grande première à l’IFN ! Fidèle à sa vocation de diffuseur de la connaissance dans le domaine de la nutrition et de l’alimentation l’Institut français pour la nutrition franchit un cap en s’adressant au grand public. Créé en 1974, l’Institut a mis d’abord en relation chercheurs et industriels, puis a élargi la diffusion de l’information à toutes les professions relais, médecins, enseignants, journalistes. Aujourd’hui, l’IFN entend dialoguer avec les consommateurs. « Une véritable rupture », souligne Jean-Paul Laplace, dont l’objectif est de « combattre les idées reçues, les rumeurs, les contrevérités » et de « donner des informations dénuées de tout intérêt commercial ». « Le pain fait-il grossir ? » ; « Est-il normal de consommer du lait à l’âge adulte ? » ; « Comment lire une étiquette ? »… Contre la cacophonie des messages, et pour mieux faire connaître la composition des aliments, leurs effets sur la santé et nos besoins nutritionnels l’IFN a mis en ligne sur son site (www.ifn.asso.fr), après deux ans de travail, des réponses simples et objectives à deux cents questions que se posent les consommateurs et que reçoivent les services consommateurs des entreprises. Rédigées par une équipe pluridisciplinaire d’une vingtaine de personnes, chercheurs universitaires et scientifiques des industries agroalimentaires, elles constituent un outil précieux et accessible à tous publics. « Ces réponses se veulent les plus objectives, les plus consensuelles et les plus simples, loin du jargon scientifique », précise France Bellisle, présidente du groupe de travail et directeur du centre de recherche à l’Inra. Qui ajoute que « ce site est destiné aux consommateurs en bonne santé, car les pathologies ne sont pas abordées ». Pour ceux qui ne naviguent guère ou jamais sur Internet, un livre paraîtra prochainement en librairie. (1) Le présent Bulletin donne un aperçu non exhaustif des disciplines dont le point de vue s’est exprimé lors du colloque. (2) L’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé est un établissement public administratif créé par la loi du 4 mars 2002. Son budget de fonctionnement, d’environ 100 millions d’euros par an, est financé « principalement » par l’État et l’Assurance maladie.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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