Bulletins de l'Ilec

Contre la diététique comptable - Numéro 378

01/02/2007

Entretien avec Michelle Le Barzic, psychologue clinicienne

Quelle définition la psychanalyse donne-t-elle du plaisir ? Michelle Le Barzic : Pour Sigmund Freud, plaisir et sexualité sont indissociables. Le plaisir résulte de la satisfaction d’une pulsion, en soulageant la tension provoquée par le besoin, comme « l’apaisement de la faim ». Il émane de la satisfaction d’une « fonction physiologique essentielle à la vie ». C’est « l’excitation provoquée par l’afflux de lait chaud » dans la bouche du nouveau-né qui est à l’origine du plaisir oral, un des « moyens dont la nature se sert pour arriver à ses fins ». Freud souligne le caractère adaptatif du plaisir, qui va stimuler la pulsion alimentaire indispensable à la vie. Le plaisir oral est le prototype des plaisirs, en particulier sexuels, qui vont ponctuer l’existence de l’homme. Les finalités nutritive, hédonique et symbolique de l’alimentation ont-elles une portée universelle ? M. L. B. : C’est le propre de l’alimentation humaine que d’obéir à cette triple finalité, dès lors que la subsistance vitale est assurée. La fonction hédonique est en relation avec le développement de l’affectivité. Compte tenu de sa prématurité, le nouveau-né humain est incapable de se nourrir lui-même pendant une période dont la durée est sans égale chez les mammifères. Il est totalement dépendant des adultes qui l’entourent. La construction de sa personnalité va être influencée par l’atmosphère affective dans laquelle se déroulent les soins nourriciers (alimentaires, corporels et éducatifs). De même que la survie individuelle est l’affaire de la famille, la subsistance collective est assurée par les traditions culturelles et techniques des groupes organisés en sociétés. L’organisation sociale autour du partage de la nourriture est à l’origine de la dimension symbolique de l’alimentation humaine. L’exploration et la domestication de leur environnement par les premiers humains, pour assurer leur subsistance et se la partager, sont consubstantielles à l’émergence des civilisations où s’accomplit le processus d’humanisation des sociétés humaines. La dimension nutritive n’est-elle pas trop privilégiée aujourd’hui ? M. L. B. : Le modèle médical appliqué à l’alimentation humaine la réduit à sa dimension purement nutritive, rationnelle et comptable. Il méconnaît l’importance de ses fonctions adaptatives, socialisantes et civilisatrices. Il impose des normes de corpulence et d’appétit aux mangeurs, sans tenir compte de la formidable puissance inconsciente, irrationnelle, qui édifie l’identité, l’intelligence et l’affectivité humaines, transmises par les traditions culinaires, de génération en génération, depuis les origines de l’homme. Les mangeurs qui tentent de se conformer aveuglément à ce modèle, au mépris de leurs besoins psychologiques et physiologiques, risquent non seulement de se gâcher le plaisir de manger, mais surtout de développer des troubles alimentaires du comportement qui peuvent eux-mêmes conduire à l’obésité. L’angoisse de l’incorporation a-t-elle encore cours ? Devant quels nouveaux risques ? M. L. B. : L’angoisse de l’incorporation est universelle et éternelle. Manger est indispensable pour survivre et apaiser la faim – se faire du bien, mais c’est faire entrer de l’étranger à l’intérieur de soi qui risque de nous empoisonner – nous faire du mal. Il y a forcément de l’inconnu, donc du danger potentiel, dans cet étranger. D’une génération à l’autre, les traditions culinaires transmettaient les savoirs acquis sur les aliments comestibles et les modes de préparation qui les avaient rendus familiers. Il est rassurant de préparer soi-même sa nourriture, et plus encore de la cultiver soi-même, parce qu’on a le sentiment de contrôler avec quoi et comment c’est fait. Avec l’urbanisation et l’industrialisation technique et scientifique, la culture, la conservation et la préparation échappent au contrôle des mangeurs. Entre les scandales alimentaires (farines, hormones, etc.) et le discours médical sur les dangers de l’obésité et les maladies associées aux excès alimentaires (diabète, hypertension, cholestérol), les mangeurs sont bombardés d’informations qui les mettent en garde contre les risques d’une alimentation qui échappe à leur contrôle. Ils ont peur de faire mal et savent d’autant moins comment faire bien que les injonctions varient avec le temps et les experts. Et ils ne peuvent plus s’appuyer sur les modèles de comportement acquis dans la sécurité affective du cadre familial. La diététique peut-elle être autre chose qu’une approche comptable ? Que sont la « restriction cognitive » et l’ « orthorexie », et quels en sont les risques ? M. L. B. : La diététique peut tout à fait être autre chose qu’une approche comptable, lorsqu’elle tient compte de la complexité des processus en jeu dans la fonction alimentaire humaine. La pratique le prouve, mais elle reste malheureusement le fait de quelques diététiciens d’exception qui ont su prendre du recul vis-à-vis du modèle médical dominant et enrichir leur pratique en se tournant vers d’autres disciplines. Malheureusement, la formation des diététiciens, telle qu’elle est conçue et pratiquée en France, est très inféodée à la nutrition médicale, et ses prétentions scientifiques nuisent à sa pertinence clinique. La restriction cognitive est le comportement qui incite à choisir ses aliments, en quantité et en qualité, non pas en fonction de son appétit et de ses goûts, mais en fonction de ce que l’on croit être bon pour maigrir ou ne pas grossir. Le risque est de s’imposer des privations trop sévères et de craquer à la première occasion. On mangera alors plus que ce que l’on aurait mangé si l’on n’avait pas cherché à manger moins, et on risquera de grossir alors qu’on cherchait à maigrir. L’alternance de ces pratiques de jeûne entrecoupées d’excès peut faire le lit de troubles graves du comportement alimentaire, tels que la boulimie et l’anorexie mentale. L’orthorexie (« manger droit ») est une rigidité alimentaire pathologique qui porte sur la quantité et la qualité des aliments considérés comme sains. Le discours médical et sanitaire sur la nourriture est appliqué jusqu’à l’absurde, voire le délire, avec une rigidité pathologique. Individuel ou collectif, ce comportement est une tentative de défense contre une angoisse morbide : le contrôle de la nourriture donne l’illusion de contrôler le mal. Les sectes prônent souvent des rituels alimentaires aussi rigides que nutritionnellement aberrants. Chez les individus, l’orthorexie s’apparente aux TOC (troubles obsessionnels compulsifs). Vous écrivez que l’alimentation, pour être « bonne à manger », doit être également « bonne à penser »… M. L. B. : J’emprunte cette formule à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui a montré que les codes alimentaires des groupes humains traduisent leur façon de penser la place qu’ils occupent au milieu de l’univers et les relations entre les membres de leur groupe d’appartenance. Pour être bonne à manger, apporter la paix des sens et l’harmonie du corps, la nourriture doit être bonne à penser, c’est-à-dire assurer l’harmonie des relations entre soi, les autres et le monde. Les rituels et traditions culinaires étaient au service de cette double harmonie. Le plaisir alimentaire est-il lié au fait de préparer les aliments soi-même ? M. L. B. : Pas directement, mais la préparation des aliments peut contribuer au plaisir dans la mesure ou elle participe à la familiarité de la nourriture, donc au sentiment de sécurité qui y est lié. Elle y contribue également en associant d’autres plaisirs au plaisir alimentaire : plaisir d’observer, de toucher, de transformer, de créer quelque chose, de montrer de la compétence, de faire avec et pour les autres, etc. Faire la cuisine rassure quelqu’un autant sur ses capacités à réussir quelque chose que sur sa capacité à contrôler la qualité de la nourriture qu’il consomme avec les siens. Le chasseur-cueilleur avait-il, à manger, plus de plaisir que nous ? M. L. B. : Sur ce point, nous sommes évidemment réduits aux hypothèses. Mais, sachant qu’il n’était pas assuré de manger tous les jours en quantité suffisante pour garantir sa survie et celle de sa progéniture, il y a tout lieu de penser qu’il éprouvait une satisfaction intense lorsqu’il pouvait manger à sa faim. Plus ou moins que nous ? Il existe à la fois trop d’inconnues et trop de différences pour qu’une comparaison soit légitime. Cependant, s’il est vraisemblable que l’exigence nutritive était plus importante, il est certain que ses plaisirs de table n’avaient pas encore été gâchés par une rhétorique médico-diététique anxiogène et culpabilisante !

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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