Bulletins de l'Ilec

Du bon usage des règles - Numéro 378

01/02/2007

Entretien avec Natalie Rigal, maître de conférences en psychologie à l’université de Paris-X

Pourquoi les nourrissons sont-ils capables de consommer avec plaisir sans excès ? Natalie Rigal : Les bébés sont attirés par le gras et le sucré. Ils rejettent ce qui est peu nourrissant, voire ce qui présente une toxicité potentielle. Pendant leur première année de vie, ils sont capables d’une bonne capacité d’ajustement calorique, définie comme la capacité d’un sujet à commencer ses prises alimentaires et à les interrompre en fonction de ses signaux internes de faim et de satiété. Ils éprouvent du plaisir pour ce dont ils ont besoin. Sur le plan sensoriel, leur situation est idéale, ils ont du plaisir à consommer le lait maternel, qui est à la fois gras, sucré et composé d’odeurs familières liées au régime alimentaire de la mère. Sur le plan relationnel, la présence de celle-ci, son odeur, son toucher et l’intonation de sa voix montrent que l’attachement entre l’enfant et sa mère n’est pas seulement lié à l’oralité. Le plaisir est donc, ici, ami d’une bonne alimentation à la naissance : le petit de l’homme a du plaisir à consommer ce dont il a besoin dans un contexte relationnel serein. Pourquoi perd-on cette capacité d’ajustement ? N. R. : Nombre de travaux prouvent que la capacité d’ajustement calorique qui existait chez le nourrisson a tendance à s’amoindrir avec le temps. Mais il existe de fortes différences interindividuelles : certains enfants restent de bons régulateurs et d’autres deviennent de mauvais régulateurs. Au nombre des facteurs qui expliquent la dérégulation figure le contrôle que la mère exerce sur les prises alimentaires de son enfant : plus les mères contrôlent l’alimentation de leurs enfants, plus elles les éloignent de leurs signaux internes de faim et de satiété, pour les centrer sur des signaux externes (« Finis ton assiette », « C’est l’heure de manger », etc.). Pourquoi certaines mères contrôlent-elles plus l’alimentation de leurs enfants que d’autres ? La première raison tient aux préoccupations des mères pour leur propre poids, à leur propension au régime et aux restrictions, quel que soit leur indice de masse corporelle. Ce ne sont pas spécialement les mamans les plus lourdes, ce sont celles qui font des régimes qui ont tendance à mettre leurs enfants non pas en situation de régime, mais en situation de restriction. Il y a aussi une seconde raison : plus la maman perçoit sa petite fille comme en risque de surpoids, plus elle va la contrôler. Les mères essaient de faire quelque chose, ce sont de bonnes mamans, alors elles vont s’employer à restreindre l’accès aux aliments riches et sucrés. Malheureusement, cela a un effet délétère, celui de perturber la capacité d’ajustement calorique. On tombe dans un cercle vicieux. Pourquoi les fruits et les légumes font-ils moins envie que les gâteaux ? N .R. : La dimension sensorielle joue un rôle au cours du développement : les enfants apprécient les aliments gras et sucrés, les féculents et les viandes. En revanche, ils ont tendance à rejeter les condiments et les légumes. On retrouve ce que l’on observait à la naissance, une attirance pour les produits denses, du plaisir à les consommer, et un rejet de ce qui est peu dense. En soi, cela ne devrait pas poser de problème, si ce n’est que, pour les produits denses, certains enfants ont perdu leur capacité d’ajustement calorique : ils risquent donc de les consommer en trop grande quantité. Pour les produits peu denses, il reste que le petit de l’homme est omnivore : il faut lui apprendre à les apprécier. Quelle méthode éducative préconisez-vous ? N. R. : Le processus qui fonctionne le mieux est celui de la consommation répétée : plus je goutte, plus j’aime. Avec des enfants entre deux et cinq ans, si on leur propose un aliment qu’ils ne connaissent pas et qu’ils goûtent cinq, dix, quinze, vingt fois, on constate une nette progression du plaisir au fur et à mesure des consommations. Six études, menées entre 2003 et 2006, ont posé la question d’une manière d’élever les enfants qui favorise la consommation de fruits et de légumes. La plupart de ces études comparent deux styles éducatifs : un style « autoritaire », qui impose des règles sans discussion ni prise en compte des desiderata de l’enfant, et un style « démocratique », où les règles sont toujours présentes, mais discutées et assouplies de temps en temps au gré des desiderata de l’enfant. Huit résultats sur douze laissent supposer qu’avoir des parents « démocratiques » favorise davantage la consommation de fruits et de légumes que d’avoir des parents « autoritaires ». Mais il y a également le style « permissif », dans lequel les parents n’imposent pas de règles : une étude a montré que les enfants de parents « permissifs » consomment très peu de légumes. Cela tend à établir que les règles sont importantes : que ce soit de façon autoritaire ou de façon démocratique, la règle est de dire : c’est cela que l’on mange aujourd’hui et rien d’autre. Cela permet une exposition répétée, or, comme on l’a vu, plus on consomme, plus on apprécie. Aussi les styles « autoritaire » et « démocratique » favorisent-ils plus la consommation de fruits et de légumes que le style « permissif ». Mais pourquoi le style démocratique favorise-t-il plus cette consommation que le style autoritaire ? N. R. : Certainement parce que, avec le style démocratique, les conditions socioaffectives sont meilleures. Dans le contexte de l’obésité et de la dictature de la minceur, un certain nombre de parents imposent de la restriction. Cette restriction, alors qu’ils pensent bien faire, a un double effet délétère : dérégulation de l’ajustement calorique et désinhibition : « Je n’ai pas le droit de manger, et quand tout à coup c’est en libre accès, je mange plus que ce dont j’aurais besoin. » Il convient de proposer aux enfants un modèle alimentaire dans lequel la notion de plaisir est centrale. Ce plaisir sera régulé pour les aliments denses, il sera construit par apprentissage implicite. Dire aux enfants « mange, c’est bon pour la santé », on sait que cela ne fonctionne pas. Mieux vaut un modèle auquel les enfants peuvent s’identifier. On peut penser que le plaisir est le garant de conduites adaptatives mises en place de façon durable. Il ne nécessite pas de capacité cognitive évoluée, parce qu’il repose uniquement sur des renforcements positifs.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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