Bulletins de l'Ilec

Le plaisir comme motivation et récompense - Numéro 378

01/02/2007

Entretien avec France Bellisle, directeur de recherche à l’Inra, spécialiste des comportements alimentaires

L’aliment tout seul est-il la source du plaisir alimentaire ? France Bellisle : Il peut l’être dans certains cas. Certains aliments, par leurs caractéristiques sensorielles ou dont les ingestions précédentes ont induit une satiété agréable, suscitent du plaisir. Ce plaisir repose à la fois sur les réponses des systèmes de perception sensorielle et sur l’expérience du mangeur. Cependant, le contexte de consommation d’un aliment contribue lui aussi à moduler le plaisir. Un repas partagé est souvent plus agréable que le même repas mangé en solitaire. Comment les aversions et les préférences sont-elles déterminées ? F. B. : D’une part par des mécanismes biologiques d’apprentissage, grâce auxquels les caractéristiques sensorielles des aliments sont associées par le mangeur aux effets métaboliques qui suivent l’ingestion. D’autre part, par les influences sociales, culturelles, ethniques, etc. qui existent dans l’environnement du mangeur, enfant ou adulte. La faim peut-elle être source de plaisir ? F. B. : D’aucuns le croient. Une faim modérée ressentie avant un repas agréable est source de plaisir. La faim intense et prolongée n’est pas source de plaisir, sauf dans des conditions pathologiques très particulières (anorexie mentale par exemple). Dans une société d’abondance de l’offre, ne doit-on pas se ménager des moments d’ascèse pour vraiment goûter le plaisir ? F. B. : Ascèse est un trop grand mot. Il n’y a rien d’ascétique dans le fait de manger aux repas, puis de laisser la faim revenir après un certain délai, avant le prochain repas. C’est ce que semblent faire la plupart de nos semblables dans des sociétés qui conservent un certain rythme des repas, alors qu’ils pourraient se gaver de sorte que la faim ne soit jamais ressentie. Ressentir cette faim modérée, en sachant que le repas qui va la soulager est proche, est très agréable. Quels sont les types de stimulations externes qui nous conduisent à manger au-delà ou en deçà de nos besoins ? F. B. : Les stimuli présents dans l’environnement ont une forte influence sur nos consommations, en présence ou en absence de faim. Il y a deux types de tels stimuli : ceux qui ont à voir avec l’aliment, et ceux qui n’ont rien à voir avec l’aliment. Dans le premier groupe, soulignons la stimulation venant de la présence dans l’environnement d’aliments continuellement disponibles, bon marché, et faciles à consommer ; les occasions festives de manger (« pot » entre collègues, boîte de chocolats que l’on partage, etc.) ; les publicités alimentaires ; la taille des portions ; la diversité sensorielle des aliments présentés au cours d’un repas… Dans le deuxième groupe, divers types de stimulation non alimentaire ont un effet sur la consommation : les mêmes personnes auxquelles on présente le même menu dans les mêmes conditions mangent 10 à 15 % plus si elles le font devant la télévision. Le fond sonore musical, dans certains restaurants, incite à manger davantage. On sait aussi que les restrictions et les interdictions alimentaires strictes imposées aux jeunes enfants par des parents bien intentionnés peuvent avoir pour effet d’inciter l’enfant à manger en l’absence de faim, un comportement qui peut affecter le contrôle du poids à long terme. Qu’est-ce qui procure le plus de plaisir à un enfant : un repas à table en famille, ou le grignotage devant la télévision ? F. B. : Tout dépend des circonstances. Un repas à table en famille peut être très agréable, pourvu que l’atmosphère soit détendue, que l’enfant se sente libre de manger selon sa faim et ses goûts, sans se forcer ni risquer de punition, et que le repas ne soit pas l’occasion de régler les conflits entre les membres de la famille. Le grignotage devant la télévision peut faire plaisir aussi, mais c’est souvent plus un comportement habituel, presque inconscient, qu’une véritable source de plaisir. Un aliment qui fait vraiment plaisir, on fait attention quand on le mange, ou c’est vraiment dommage ! Des études montrent que l’enfant valorise l’aliment « récompense » au détriment de celui dont la consommation est récompensée, donc le dessert au détriment des légumes. Mais il existe aussi un goût inné pour le sucré. Comment se combinent ici l’inné et l’acquis dans la sensation de plaisir, et quelle est la plasticité des comportements ? F. B. : Il faut bien comprendre que les goûts et les rejets alimentaires sont en perpétuelle évolution. A la naissance, tous les nourrissons ont un réflexe d’acceptation d’un liquide sucré et de rejet d’un liquide amer. Ces stimuli ne sont pas vraiment des aliments. A partir du moment où de véritables aliments sont présentés à l’enfant, celui-ci élabore sa propre hiérarchie de préférences et de rejets, en fonction de multiples facteurs, au nombre desquels les qualités sensorielles sont importantes, mais non décisives. Chez l’adulte, le goût continue d’évoluer pendant toute la vie. Un adulte peut changer de pays, de culture, d’environnement, et développer des préférences pour des aliments auxquels il n’a pas été exposé pendant sa jeunesse. Le fait qu’un aliment soit valorisé (par exemple, celui que les parents utilisent comme récompense) facilite le développement d’un goût pour cet aliment. L’influence des pairs est également très importante. Un mangeur peut développer des goûts pour les aliments qu’il consomme régulièrement avec sa bande de copains. Même les personnes âgées sont susceptibles d’apprendre à aimer des aliments qui sont nouveaux pour elles : par exemple le boudin antillais proposé à l’occasion d’une fête à la maison de retraite est susceptible d’avoir un grand succès. Cette plasticité est l’un des atouts qui ont permis à notre espèce de survivre dans toutes sortes d’environnements. Notons cependant que les goûts alimentaires développés par l’enfant (la tarte aux pommes de sa grand-mère) resteront toujours l’objet d’une attirance indéfectible.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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