Bulletins de l'Ilec

Au plaisir des commensaux - Numéro 378

01/02/2007

Entretien avec Claude Fischler, directeur de recherche en sociologie au CNRS

Pourquoi le plaisir alimentaire est-il mieux perçu en France que dans d’autres cultures ? Claude Fischler : Parce que la France, de tous les pays de tradition catholique, semble l’un de ceux où le modèle du repas communiel, pris à heure fixe et selon un ordre relativement stable, est le plus valorisé et vivace. Cette ritualisation fondée sur l’idée de partage légitime le plaisir : le plaisir partagé est un plaisir noble, qui est réputé renforcer le lien social. Le temps alimentaire diffère-t-il selon les cultures ? C. F. : Considérablement. Quatre-vingt-seize minutes par jour en France, quarante-deux aux Etats-Unis. Le temps consacré à la préparation du repas diminue partout, y compris en France. Celui consacré au repas lui-même est assez stable en France. Les sociétés marquées par le catholicisme appréhendent-elles le plaisir à table autrement que les sociétés protestantes ? C. F. : C’est tout à fait ce que semblent indiquer nos données. Lorsque nous demandons à un échantillon américain, à un britannique, un allemand, un suisse, un français et un italien : « Bien manger, pour vous, c’est quoi ? », nous obtenons, en schématisant, des réponses diétético-nutritionnelles aux Etats-Unis (surtout) et en Grande-Bretagne, l’éloge du plaisir convivial en France et en Suisse francophone, celui des bons produits en Italie, et un peu de tout cela en Allemagne. La commensalité et la convivialité sont-elles des valeurs caractéristiques du seul modèle français ? C. F. : Nous avons trouvé ces thèmes chez les Francophones de notre échantillon, suisses comme français. Mais l’éloge de la table et de la sociabilité est aussi présent dans certaines réponses allemandes et italiennes. Le « mangeur rationnel » existe-t-il ? C. F. : Il existe surtout dans les têtes, celles, semble-t-il, de certains médecins et responsables de la santé publique. On a longtemps fait comme s’il allait de soi qu’il suffisait de faire appel à la raison des individus, de les informer de manière adéquate, pour obtenir des modifications satisfaisantes des pratiques et des comportements alimentaires. On se rend compte aujourd’hui que, en matière alimentaire, nous réagissons à notre environnement autant ou plus que nous n’agissons consciemment et rationnellement. De surcroît, dans cette réactivité, nous sommes apparemment individuellement très différents les uns des autres. D’où l’idée, aujourd’hui, d’agir sur l’environnement plutôt que de seulement chercher à s’adresser individuellement à tous et à chacun. L’obésité n’augmente-t-elle pas à mesure que la médicalisation de la nutrition s’en occupe ? C. F. : C’est la formule de Mme Le Barzic. Celle de M. Basdevant est, je crois : médicaliser la vraie obésité, démédicaliser l’alimentation. L’interdit sanitaire est-il en train d’investir la place de l’interdit religieux, la santé des corps suppléant le salut des âmes ? C. F. : Il y a longtemps qu’il existe une confusion, ou une concurrence, entre sanitas et sanctitas, santé et sainteté, le sain et le saint…

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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