Bulletins de l'Ilec

L’éternelle quête du plaisir alimentaire - Numéro 378

01/02/2007

Entretien avec Alain Drouard, historien de l’alimentation, directeur de recherche au CNRS

Comment les mots employés pour décrire le plaisir de manger ont-ils évolué ? Alain Drouard : Jusqu’au début du xixe siècle le français a utilisé plusieurs mots pour désigner les plaisirs de manger : « gueule », du latin gula qui a donné « goulu » ; « gourmand », qui désigne celui qui mange avec avidité et excès (ce terme s’appliquant aussi bien à l’animal qu’à l’homme), et « gourmet », celui qui connaît et sait apprécier les vins et par là la qualité des mets et de la table. Il y aussi le mot « friandise », à propos des choses qu’on mange seulement par plaisir, pour les distinguer de celles qu’on mange par besoin. Le mot « gourmand » viendrait de l’ancien français gourmat qui signifia « valet » puis « valet de marchand de vin », et par extension « connaisseur en vin ». Quand le gourmand et la gourmandise ont-ils été rattrapés par les péchés capitaux ? Ne dit-on pas « gourmander » pour « réprimander » ? A. D. : L’étymologie de gourmand est incertaine, pour ne pas dire inconnue. Dauzat suppose que la racine du mot est la même que celle de gourmet. Si dès les premiers siècles de l’ère chrétienne la gourmandise est l’un des sept péchés capitaux, elle n’a pas la même importance chez tous les théologiens. Il faut attendre le xviie siècle pour que gourmander signifie réprimander. Observe-t-on sur une longue période des cycles de condamnation et d’exaltation du plaisir ? Et des temps de contrôle, de prévention du plaisir à table ? A. D. : Dans la société chrétienne, le plaisir alimentaire a été à la fois condamné – un péché – et en même temps exalté, puisque l’interdit a toujours entraîné ou suscité le désir et la tentation. Dans le Gastronome français (1828), Balzac a parfaitement montré les liens entre l’interdit et le plaisir de la table. Les grandes époques de la religion rappellent les plaisirs et la franchise de la table. La gourmandise s’associe à toutes les solennités ; elle fait le fond de toutes les cérémonies, elle est de toutes les fêtes : l’Epiphanie est dédiée aux gâteaux, la Circoncision aux dragées, Pâques à l’agneau, aux jambons et aux œufs, la Saint-Martin aux oies grasses, etc. On jeûne la veille de toutes les fêtes pour préparer son estomac ; et pour un gourmand régulier, c’est une sorte d’obligation de se donner, le grand jour, une sainte indigestion. Cela s’appelle se décarêmer, et il n’appartient qu’aux connaisseurs de savourer tout ce que ce mot a de sensuel. Ce n’est donc point vers une perfection chimérique et contraire à ses œuvres, ce n’est point vers des privations contre nature que le père des humains élève les désirs des enfants, c’est à des besoins journaliers, à des plaisirs qui leur sont propres qu’il attache les devoirs qu’il impose. Les pays latins se singularisent-ils par rapport aux pays anglo-saxons où prévaut le puritanisme ? A. D. : On ne définit pas l’aliment de la même manière dans les pays latins et dans les pays anglo-saxons. Comme l’a montré le grand nutritionniste français Jean Trémolières, le mot food désigne l’apport nutritionnel – food is fuel –, tandis que le mot aliment, en français, a une signification symbolique. Nous mangeons quelque chose qui contient certes des nutriments, mais qui doit être aussi appétant. Quand la gastronomie apparaît-elle ? Sa finalité a-t-elle évolué ? A. D. : Forgé sur nomos (« loi » en grec) et gaster (« ventre »), la gastronomie est la loi ou la règle du ventre. Après une première mention en 1623, le mot apparaît vraiment dans le poème en quatre chants de Joseph de Berchoux (1775-1838) la Gastronomie ou l’Homme des champs à table, paru en 1800. La gastronomie s’adresse d’abord aux amphitryons et à ceux qui veulent le devenir, notamment les nouveaux riches sans éducation ni bonnes manières. Plus qu’un discours sur l’art de faire bonne chère, elle est un moyen d’acquérir et de manifester un statut social. La gastronomie, qu’il ne faut pas confondre avec la gourmandise, est donc un code de politesse gourmande qui permet de réconcilier l’ancienne classe dirigeante, l’aristocratie, avec la nouvelle, la bourgeoisie. Sa finalité a évolué depuis l’époque qui l’a vue naître. Aujourd’hui, l’enjeu est de redéfinir la gastronomie. De quand datez-vous l’apparition de la science de la nutrition et le procès de l’alimentation « moderne » ? A. D. : La science de la nutrition est née avec la chimie organique de Lavoisier à la fin du xviiie siècle, et s’est développée tout au long du xixe siècle. Elle a eu pour conséquence de donner une nouvelle définition des aliments et d’en changer les représentations. Le procès de l’alimentation « moderne » est instruit à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle par des médecins inspirés par le végétarisme et le naturisme, dont le porte-parole le plus connu fut en France le docteur Paul Carton (1875-1947). Le mot « suralimentation » apparaît à la fin du xixe siècle. La crainte de l’obésité est-elle ancienne ? A. D. : La suralimentation apparaît dans le discours des médecins naturistes et hygiénistes comme la cause principale des maladies. La crainte de l’obésité et l’obsession de la minceur vont de pair avec la saturation des besoins alimentaires, atteinte en Occident à la fin du xixe siècle. Jadis les « gros » étaient l’élite, et les « maigres » étaient les pauvres. Aujourd’hui, peut-on dire « classe obèse, classe pauvre » ? A. D. : Une telle équation n’est pas de mise en histoire, même si nombre d’enquêtes soulignent le lien entre obésité et populations défavorisées. « Nos ancêtres les Gaulois » mangeaient-ils sans inquiétude liée à une quelconque nocivité des aliments ? A. D. : Il est bien difficile de répondre, puisque nous ne connaissons les Gaulois que par ce qu’ont dit ou écrit leurs ennemis romains !

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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