Bulletins de l'Ilec

Un plaisir inférieur ? - Numéro 378

01/02/2007

Entretien avec Jean-Noël Dumont, agrégé de philosophie, directeur du Collège supérieur de Lyon

L’étymologie du mot « plaisir » est « plaire » et « rendre sa part ». Quelle définition la philosophie en donne-t-elle ? Jean-Noël Dumont : Vous devinez que les définitions sont légion. On peut reconnaître deux grandes conceptions. Soit le plaisir est compris comme la suppression d’un mal, la résolution d’une tension, soit il est compris comme la découverte d’un bien, une rencontre. Pour ma part, je retiens la définition d’Aristote, qui définit le plaisir comme le mouvement non empêché du vivant vers sa fin. Cela suppose qu’il en a une. L’éducation aristotélicienne commence par l’éducation du plaisir, savoir prendre plaisir aux choses qui conviennent. Platon a-t-il quelque chose à nous dire sur le plaisir alimentaire ? En quoi le Philèbe est-il un texte fondateur ? J.-N. Dumont : Le Philèbe est en effet le grand texte de l’antiquité sur le plaisir. Il fait écho aux querelles des disciples de Platon dans l’Académie, qui se demandaient si le plaisir est le bien suprême. D’autres disaient que le sage doit fuir les plaisirs. La réponse de Platon est mesurée et éclairante. La sagesse ne peut être sans plaisir, mais le plaisir a des degrés de qualité. Les plaisirs supérieurs sont précisément ceux qu’aucun manque ne précède, comme le plaisir esthétique. Platon ne pense pas grand bien du plaisir alimentaire, il dénonce les cuisiniers comme des flatteurs qui nuisent à la santé. Au début du Banquet, Socrate invite à converser plutôt que de s’empiffrer. L’alimentation est-elle seulement un plaisir inférieur parce que lié au besoin ? J.-N. Dumont : Dans la mesure où manger et boire sont liés au besoin, le plaisir n’y est jamais sans douleur. Pour boire avec plaisir il faut avoir soif ! On est pris dans une alternance de plaisir et de douleur, comme celui qui gratte frénétiquement ses démangeaisons, ne sachant plus s’il jouit ou s’il souffre. Quelle est l’apport du christianisme, et particulièrement de saint Augustin, à propos du plaisir ? J.-N. Dumont : Le grand apport du christianisme à la philosophie, c’est l’idée de personne, c’est-à-dire, du fait de l’incarnation du Christ, la pleine intégration de l’âme et du corps. On mange beaucoup dans les Evangiles, on est loin de Platon. L’image du Salut est le banquet. Aussi Augustin, contre les stoïciens et contre Platon, réhabilite-t-il les passions. Dont le plaisir. L’argument est fort : le plaisir est dans notre nature le signe de la liberté, car on ne peut forcer quelqu’un à jouir. La pensée mécaniste et le protestantisme ont-il tué la notion de plaisir ? J.-N. Dumont : Il faut se méfier des simplifications, mais il est vrai que le mécanisme qui prévaut à partir du xviie siècle rend inintelligible le plaisir. Le mécanisme pense la nature comme les rapports de forces sans direction ni but. Le désir est alors pulsion, ou attirance. Pulsion aveugle, force naturelle exaltante ou aliénante, selon les regards. Qu’on pense aux mécaniques sadiennes. Sade est un puritain qui voudrait la jouissance sans l’abandon. Il est reconnu que le protestantisme a préparé le terrain de la science mécaniste. Pourquoi ? Parce qu’aux yeux du protestantisme la nature, totalement privée de la grâce, est livrée aux forces aveugles du péché. Le plaisir aux yeux du catholicisme est au contraire la trace de la grâce dans la nature. La réponse catholique au protestantisme a été le baroque. L’objectif de plaisir « ici et maintenant » s’impose-t-il quand se dissipe l’espérance dans un au-delà ? J.-N. Dumont : Sans doute celui pour qui l’existence n’a pas d’horizon spirituel est-il plus que d’autres tenté par la puissance d’oubli que comporte le plaisir. Le sentiment de l’à-quoi-bon en jette beaucoup dans l’alternance de l’exaltation, de l’ivresse et de la gueule de bois. On veut nous faire croire que le plaisir est chose simple, mais on sait bien qu’il est des plaisirs tristes, que le plaisir est un lieu crucial de l’exercice de la liberté, signe que ce que l’on vit a du sens. Si le signe est vide, l’expérience peut être amère. Existe-t-il de nouveaux plaisirs ? J.-N. Dumont : L’idée de nouveaux plaisirs est curieuse. Sans doute le plaisir nous reconduit-il à ce qu’il y a de plus archaïque en nous ! Mais il est vrai que nos corps changent, libérés des charges du travail physique, à l’abri pour certains de la précarité. Ils se redressent, ils s’allongent, deviennent plus sensibles. Or nous sommes ainsi conduits à vivre la disjonction du sentir et de l’agir. Emotions raffinées de spectateurs qui jouissent sans agir. Vous évoquez un « discours convenu qui veut que tout ce qui est plaisir soit bon ». Est-ce vraiment un « hédonisme obligé » qui s’impose au mangeur, ou au contraire le discours de la norme diététique ? J.-N. Dumont : On entend les deux discours. Tous deux erronés. L’erreur de l’hédonisme obligé est de nous faite croire que le plaisir est simple. L’erreur du nutritionniste scientiste est de croire que c’est un organisme qui assimile des éléments, alors que c’est une personne qui partage des aliments. Le plaisir est signe, manger le meilleur repas avec quelqu’un qu’on ne peut pas… avaler lui retire tout agrément.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.